Nobel de la littérature jeunesse, Jean-Claude Mourlevat écrit comme il prépare un repas
Le prix Astrid Lindgren de 440 000 euros qu’il a reçu en 2021 n’a pas changé sa vie, mais bien le regard des autres sur lui. Entretien avec un écrivain heureux.
Publié le 28-03-2023 à 13h00
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Chez lui, les boucs se meurent de jalousie, les hérissons étudient la géographie, les enfants quittent leur foyer menaçant et le roi mort alerte des frères jumeaux des dangers à venir. Rien ne prédestinait Jean-Claude Mourlevat, édité chez Gallimard jeunesse, à devenir écrivain. Doté d’une plume enchantée, sincère et rigoureuse, dans la pure tradition narrative anglo-saxonne, il emporte les jeunes lecteurs bien au-delà des rives de la Loire qui coule au bas de sa terrasse, dans la plaine du Forez où le printemps rayonne le jour où il répond à nos questions par téléphone.
Vous avez remporté en 2021 le prix Astrid Lindgren, considéré comme le Nobel de la littérature jeunesse. Que vous a apporté ce prix, outre la coquette somme de 440 000 euros ?
Ce n’est pas rien, bien sûr, cette "coquette somme". Je vis exactement comme avant, mais c’était bien agréable. Ce prix a surtout changé le regard des autres sur moi, celui qui vous redéfinit alors que vous êtes le même et qui crée une sorte de dédoublement de la personnalité. Le type qui a eu ce prix, c’est moi, et puis, il y a celui que j’étais avant et qui est exactement pareil. Lorsque j’écris, rien n’a changé. Je n’y pense pas. J’ai juste arrêté pendant quelques mois car j’ai dû répondre à beaucoup de sollicitations. En réalité, ce fut une véritable déflagration. J’ai reçu le prix en visioconférence dans mon salon à cause du covid. L’automne suivant, je suis allé en Suède. J’ai été reçu merveilleusement bien. J’ai pu rencontrer la princesse, les douze jurés et échanger avec eux.
Votre parcours est peu ordinaire. Vous avez grandi dans une fratrie de six enfants dans une ferme sans livres et vous voici au sommet… Vous n’êtes pourtant devenu écrivain que sur le tard. Comment avez-vous découvert votre vocation ?
J’ai très tôt eu conscience que j’avais un lien particulier avec les mots, la langue française, les récits, mais que l’écriture devienne mon activité principale me semblait impossible. Ce sont les autres, ceux avec qui je faisais du théâtre, entre autres, qui m’ont encouragé. Jusqu’au jour où ma femme m’a dit que je devrais écrire. Je fais tout ce qu’elle me dit, alors je m’y suis mis. Ma vie a basculé très vite et je me suis demandé si je n’aurais pas dû commencer avant.
Vous auriez peut-être été plus vite à court d’inspiration…
C’est vrai que la question cruelle me titille toujours : As-tu encore quelque chose à dire ? Je peux avoir l’impression d’avoir fait le tour et puis lentement revient le désir, l’envie, l’idée, et c’est reparti, mais le doute revient à chaque fois. Et chaque fois, oui, j’ai encore un petit quelque chose à dire. Il me semble que seul le manque d’énergie pourrait m’arrêter car il faut de la force pour écrire.
Vous avez passé huit ans dans un pensionnat très strict. Cette rigueur a-t-elle nourri votre imaginaire ?
Oui, à coup sûr. Surtout les deux premières années. Ensuite, le pensionnat s’est modernisé, est devenu mixte. J’ai en revanche été très marqué pas les deux premières années, et leur solitude, durant lesquelles j’ai beaucoup rêvé de liberté et d’ailleurs, d’un autre monde, pour me projeter dans l’imaginaire. Cette période de ma vie reste inscrite en moi. Parfois, je crois que je mourrai interne, qu’on va me ramener à l’internat.
Vos thèmes de prédilection sont l’amour, le désir, la vulnérabilité, la fraternité, la cruauté et l’immensité. Pourquoi ?
Il est souvent question de solitude et d’errance dans mes romans. On a chacun quelques thèmes récurrents dans notre ADN et on les décline à l’infini. Je ne me pose pas trop la question. Quand j’écris, je raconte une histoire et j’y glisse ce qui m’importe : la liberté, la solitude, l’amour, la fraternité…
Vous aimez également glisser une note de fantaisie dans vos récits…
Oui, j’adore cela. Avec les Jefferson, par exemple, je m’amuse comme un enfant. J’éclate de rire tout seul dans mon bureau. J’adore les gens qui me font rire, cette complicité, cette connivence… Une bêtise en entraîne une autre. Je dois ici rendre hommage à ma fratrie. À l’époque, les écrans n’existaient pas. Comme nous étions six, nous avons beaucoup joué et ri ensemble. C’était à qui serait le plus drôle et cela m’est resté.
Vous dites écrire un livre comme vous préparez un repas pour des amis. C’est-à-dire avec des rires, du partage, des épices ?
Oui, c’est le plaisir de préparer quelque chose qui va régaler les gens. Le lecteur, la lectrice reste abstrait ou abstraite. Il s’agit d’une jeune fille de douze ans ou de son grand-père de 75 ans, d’un être vivant que je crédite d’avoir de l’humour, d’être fin ou fine d’esprit, de faire preuve d’humanité, de sensibilité, d’humour… J’imagine quelqu’un de bien.
Au départ, vous ne vous considériez pas spécialement comme un auteur pour enfants…
Je ne me suis pas posé la question. J’ai d’abord écrit des contes devenus des albums illustrés pour la jeunesse. Quand j’ai voulu écrire mon premier roman, j’avais déjà un orteil dans la littérature jeunesse. Voilà pourquoi j’ai écrit, en deux semaines et demie, La balafre, en 1998, qui a reçu un beau succès. J’ai donc poursuivi dans cette voie et L’Enfant océan a été vendu à un million d’exemplaires ! C’est lui qui m’a fait basculer. Je me suis dit qu’il ne s’agissait plus d’un jeu. Mais j’étais incapable de dire que j’étais écrivain. J’ai attendu mon neuvième roman pour franchir le pas. J’ai également réalisé que la littérature jeunesse pouvait représenter un enfermement. J’ai donc écrit d’autres choses. Le chagrin du roi mort, pour sa part, s’adresse aux adolescents et aux adultes.
Dans Jefferson, polar animalier, votre héros hérisson est sauvé par les livres. Un peu comme vous, en somme…
Il aime lire, il aime les romans d’aventure, il est étudiant en géographie. Je fais souvent allusion dans mes romans à la littérature, aux lettres…
Quel écrivain auriez-vous rêvé d’être ?
En littérature jeunesse, j’aurais aimé écrire les romans de Roald Dahl. J’ai beaucoup d’admiration pour lui car il n’est jamais ennuyeux. C’est une grâce, une élégance que j’admire chez un auteur. En littérature générale, mon grand frère d’écriture est Franz Kafka, que je relis régulièrement en allemand.
-> À la Foire du livre: rencontre avec Jean-Claude Mourlevat pour une lecture de textes, accompagnée d'une flûtiste. Vendredi 31 mars à 13h, scène Fahrenheit.
Les grands romans de Mourlevat
L’Enfant océan, (Pocket jeunesse, 1999) a été salué et a présenté Jean-Claude Mourlevat à un public international plus large. On y suit sept frères et sœurs, dont les jumeaux, dans leur voyage loin d’un foyer menaçant.

Le combat d’hiver (Gallimard, 2006) a été traduit en 20 langues et couronné de 23 prix ! Ce récit s’articule autour de quatre orphelins dans un internat aux règles extrêmement dures et répressives.

Le chagrin du roi mort (Gallimard, 2009) est un conte de fées dans lequel la survie de tout un peuple est en jeu. L’histoire se déroule sur une île paisible quelque part dans le Nord. Lorsque le roi bien-aimé meurt, la paix est menacée. Courage, abnégation et solidarité sont mis à rude épreuve face au mal, à la barbarie et à la guerre. “Le chagrin du Roi mort confirme le talent de l’Auvergnat doué d’un réel sens du récit. Amour, guerre, trahison, fraternité, secret de famille, déchirure, cruauté, prophétie et immensité, tous les ingrédients du vrai roman initiatique s’y trouvent réunis”. écrivions-nous à l’époque. “Dès les premières lignes, le lecteur traverse l’atmosphère enneigée d’une fresque d’hier. Le roi de Petite Terre, royaume glacé et paisible, est mort. Du haut de leurs dix ans, Brisco et Aleks vont saluer sa dépouille, équipés de briques chaudes pour résister au froid. Aleks reste fasciné. C’est la première fois qu’il voit un mort. Le Roi finit par lui parler et l’avertit du danger du feu. Juste une note fantastique avant de nous emmener dans cette aventure où les inséparables jumeaux pourraient devenir frères ennemis…”

Jefferson (Gallimard, 2018) est un polar animalier qui met en scène un hérisson qui aime lire. Lorsqu’il est accusé à tort de meurtre, celui-ci part en fuite et son habitude de lire des romans prend une importance cruciale.
