Adolescent, Eric Pessan voulait devenir Stephen King
Le job étant pris, il est devenu un écrivain heureux. Ses romans haletants pour adolescents abordent les sujets de société actuels : agression sexuelle, violence intrafamiliale, expulsion…
Publié le 29-03-2023 à 17h25
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Ses romans se lisent à la vitesse du travelling, parlent aux adolescents du monde d’aujourd’hui, ne craignent pas les agressions sexuelles, la violence intrafamiliale ou l’expulsion. Autant de sujets qui fâchent mais qui trouvent de plus en plus voix en littérature générale ou jeunesse.
Romancier, dramaturge, poète, auteur d’une trentaine de romans pour la jeunesse, Eric Pessan trempe sa plume dans les plaies de notre société mais n’oublie pas de proposer la possibilité d’une issue, lorsqu’il s’adresse aux jeunes.
Doué pour tenir le lecteur et la lectrice en haleine, il les plonge dans l’urgence et les place au plus près de ses héros et héroïnes. Qu’il s’agisse de Lalie, harcelée par son copain de classe dans Tenir debout dans la nuit (L’école des loisirs, 2 021), de Jo, qui se retrouve dans La-gueule-du-loup (L’école des loisirs, 2 021) ou de Antoine et Tony, ces deux garçons aux prénoms similaires qui courent à perdre haleine jusqu’à l’océan (Aussi loin que possible, L’école des loisirs, 2 018).
Nantais, souvent doté d’un sweat à capuche ou de converse, il a quitté le cœur de la ville pour un petit village au milieu des vignes mais le HLM de Saint-Herblain, décor de plusieurs de ses récits, reste cher à son cœur.
Lorsque vous étiez adolescent, vous rêviez de devenir Stephen King. Vous avez finalement renoncé…
Ce fut une longue désillusion, mais le job était déjà pris ! Stephen King était l’écrivain absolu qui mène une vie bien différente de celle d’un écrivain ordinaire mais quand on a 15 ans et qu’on veut écrire, on a l’impression que Stanley Kubrick ou Brian De Palma vont venir frapper à nos portes pour adapter nos droits ! Stephen King est celui qui m’a mené à d’autres lectures. Je suis venu à la littérature générale par la science-fiction et par les comics américains. Ce fut un long parcours de découverte, en escalier, à une époque où un professeur de français m’avait dit que si c’était pour lire ce que je lisais, autant ne rien lire du tout. Aujourd’hui, la science-fiction est devenue un genre littéraire qui n’est plus réservé aux adolescents “attardés”. Elle n’est plus considérée comme une sous-littérature. Le plus important est de découvrir quelque chose qui nous plaît et qui nous parle dans les livres, après on se balade, on change, on évolue,
La littérature jeunesse est-elle encore considérée comme une sous-littérature ?
Oui, ce regard-là, suspicieux, continue. Pour certaines personnes, il s’agit soit de littérature opportuniste, soit de littérature plus facile, mais heureusement tout le monde ne pense pas comme cela. J’écris aussi de la littérature générale et j’ai le souvenir d’un salon du livre en France où j’ai été invité une année en tant qu’écrivain jeunesse et une autre année en tant qu’écrivain en littérature générale. Et bien, ce n’était pas le même hôtel, ni le même restaurant ! Chez Albin Michel, mon éditrice a déjà lu des textes jeunesse, comme Aussi loin que possible qu’elle aurait aimé publier.
Un texte qui résonne aujourd’hui d’une grande actualité puisqu’il parle de l’Ukraine, d’un jeune réfugié qui court jusqu’à la mer avec son copain pour échapper à l’expulsion…
Si on accueille aujourd’hui en France les réfugiés ukrainiens à bras ouverts, cela n’a pas toujours été le cas, et même si la guerre en Ukraine date de février 2022, le conflit dans le Donbass lui, existait déjà. Je voulais que ce soit des ados qui lisent ce livre. Publier certains textes à leur intention est un vrai choix pour moi.
Qu’avez-vous envie de leur dire ?
D’essayer. Que lire, c’est compliqué, qu’il y a beaucoup de livres, qu’il faut trouver le sien. Certaines personnes vont chercher un livre miroir, d’autres, un télescope pour vivre d’autres vies que la leur. Lire demande un véritable effort. Il est, sur le plan cérébral, dix fois plus facile de regarder un film. Mais après, c’est comme pour le sport, on est heureux d’avoir fait cet effort.
Écrivez-vous différemment pour la jeunesse ?
Non, mais j’ai envie de lui offrir des amorces au dénouement. Les ados vivent dans un monde difficile, angoissant. L’avenir leur fait peur, de notre faute. Quand j’étais jeune et que je pensais au futur, cela me faisait rêver. Dans Tenir debout dans la nuit, j’ai envie que l’héroïne trouve une aide, qu’elle ait la force de repousser cette tentative d’agression sexuelle dont elle est victime et de comprendre qu’elle n’en est pas responsable. Dans La Gueule du loup, je veux qu’il y ait cette résolution du secret de famille.
La-gueule-du-loup, qui se déroule pendant le confinement, dénonce un double enfermement, puisqu’il y est aussi question d’inceste. "Tenir debout dans la nuit" parle lui aussi d’agression sexuelle. Des sujets importants pour vous ?
Je ne voulais pas parler de la pandémie mais j’ai été marqué par l’explosion de violences domestiques et la famille est un des thèmes centraux de mon écriture. Je voulais aborder l’inceste depuis très longtemps. C’est comme l’agression sexuelle. Ce sont des sujets qui sont là. Ce que j’écris se passe ici et maintenant. Ces questions sont partout autour de nous. Toutes les femmes avec lesquelles j’ai eu une discussion intime ont vécu une agression sexuelle au sens large, en allant de l’attouchement au viol. Quand je discute avec des adolescents, il s’agit d’un sujet massif. J’ai déjà reçu plusieurs confidences ou connu des moments émotionnellement très forts lorsque j’animais des ateliers d’écriture avec les jeunes. Au détour d’un texte, les langues se délient.
Vos livres peuvent-ils aider les jeunes ?
On lit pour se détendre, par empathie, mais aussi parce qu’on cherche des choses qui nous parlent et qu’on partage. Mes plus belles rencontres littéraires sont ces œuvres qui parlaient brillamment de choses que je pensais confusément. Écrire sur une agression sexuelle ne va pas changer le monde mais peut faire communauté, aider à se sentir moins seul.
Votre écriture est très cinématographique, vos récits, resserrés en un temps court, ressemblent à des travellings. Avez-vous déjà envisagé ou espéré voir l’un de vos romans adapté au petit ou grand écran ?
J’ai déjà été contacté plusieurs fois et un projet de série télé en huit épisodes autour des histoires que j’ai campées dans le même HLM a finalement été annulé car la société de production n’a pas survécu au covid. Mais je suis preneur…
Vous êtes également dramaturge, un exercice très différent…
Le théâtre se situe juste entre la littérature et le cinéma. Monter un texte sur scène demande un budget plus élevé qu’écrire un livre mais moindre que pour monter un film. J'aime rencontrer les interprètes de mes textes. La modernité du théâtre contemporain, découvert au lycée, m’a fasciné. J’aime beaucoup l’écriture théâtrale, car elle permet de se confronter à l’oralité. Dans mes romans, j’ai renoncé à l’oralité et donc aux dialogues car je ne veux pas écrire dans une langue, le parler jeune, qui n’est pas la mienne.
Vous n’êtes pas devenu Stephen King mais vous dites être un écrivain heureux.
Je suis content car je mène des projets qui sont ceux que je décide de mener, en jeunesse, théâtre et littérature générale. Je me sens très libre. Vendredi soir, à la Foire du livre, je vais lire une bande dessinée, Samedi, réalisée par Christian Robert de Massy et parue chez Patayo. C’est un vrai roman graphique dont j’ai écrit le texte d’après les dessins qui préexistaient. C’est un projet qui me réjouit.
Extrait
"Parce qu'une main qui s'approche d'une fesse, ça arrive.
Parce qu'un groupe de garçons qui se trouve face à une fille seule peut provoquer, siffler, ordonner à la fille de s'approcher.
Parce que ça rit, les garçons, ça raconte que t'es belle, ça te traite vite de pute si tu réponds ou de pute si tu ne réponds pas.
Parce que les garçons, ça veut t'embrasser, ça veut te montrer un truc rien qu'à toi, allez, viens, qu'est-ce que tu risques ? J'ai un truc pour toi, mais il faut un endroit calme pour te montrer.
Une fille, au self du collège, ne mange pas de banane, ne prend pas d'esquimaux si par chance il y a des glaces pour le dessert, sinon, après, dans la cour les garçons (pas tous les garçons, certains garçons) viendront lui dire qu'elle ça, sucer des bananes ou des esquimeaux."
In Tenir debout dans la nuit de Eric Pessan (L'école des loisirs, 2021)