Salomé Saqué : “Il va falloir que les plus âgés arrêtent de parler aux jeunes comme à des débiles”
Dans un livre, la journaliste française déconstruit les clichés sur les jeunes, qu’elle estime trop critiqués par leurs aînés.
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- Publié le 08-04-2023 à 11h46
- Mis à jour le 11-04-2023 à 17h07
”C’est un long cheminement qui m’a poussée à écrire ce livre”, expose Salomé Saqué, auteure de “Sois jeune et tais-toi”, une enquête sur la jeunesse publiée aux éditions Payot. “Mais le vrai déclic s’est produit en découvrant la vidéo d’un actionnaire de TotalEnergies lançant ‘Connasse ! Crève et fais pas chier !’ à une jeune militante pour le climat qui bloquait l’entrée de l’assemblée générale du groupe. Cette séquence est symptomatique du comportement égoïste et irresponsable d’une partie de ces générations plus âgées”, souligne cette journaliste de 27 ans, très suivie sur les réseaux sociaux. Salomé Saqué a alors décidé d’écrire pour “tordre le cou aux clichés sur les jeunes égocentriques et stupides”. Elle espère ainsi offrir un outil de dialogue entre les générations. Interview de cette Ardéchoise d’origine, aujourd’hui installée à Paris, dont la visibilité grimpe en France.
Quel portrait dressez-vous des jeunes ? Sont-ils fainéants, narcissiques, individualistes, incultes et n’ont-ils rien à dire ?
Il faut faire très attention à ne pas parler d’une jeunesse, mais de plusieurs jeunesses. Dans l’ensemble, les jeunes sont pour beaucoup pessimistes et très inquiets pour leur avenir. C’est une tendance qu’on retrouve aussi dans les statistiques et les études sociologiques. D’abord, en raison des difficultés matérielles qu’ils rencontrent. Ça ne concerne pas tous les jeunes bien sûr mais, en France, un nombre croissant de jeunes rencontrent des difficultés pour se loger, pour se nourrir, pour accéder aux études, pour accéder à un emploi, et à un emploi qui leur plaît et qui ne soit pas précaire. Ensuite, le point commun aujourd’hui de tous les jeunes, d’Europe et du monde, c’est l’écologie. Nous allons tous être collectivement confrontés aux conséquences du dérèglement climatique, beaucoup plus que nos aînés. On n’en pâtira pas forcément de la même façon en fonction de notre milieu social, mais on en pâtira. C’est inéluctable.
Vous prétendez décrire non pas la jeunesse, mais certaines jeunesses. Mais comment s’assurer que vous dépeignez des portraits représentatifs ?
J’ai interrogé une centaine de jeunes Français, de milieux sociaux différents. J’ai essayé de prendre un échantillon le plus représentatif possible. Il faut lire mon livre car j’y dis dès le début ne pas dépeindre un tableau parfait. Je n’ai jamais imaginé écrire un ouvrage de référence. J’ai imaginé écrire un point de départ de réflexions. J’essaie d’aborder avec le plus d’honnêteté possible cette quête sur la jeunesse, en donnant la voix à des profils très différents, en essayant de les comprendre, en donnant la parole à des économistes, des sociologues pour sortir des préjugés que je pouvais avoir. Beaucoup de jeunes me disent s’être retrouvés dans pas mal d’aspects et avoir ensuite offert le livre à leurs parents. Qu’il circule dans des familles, c’est la plus belle des récompenses car je ne l’ai pas écrit qu’à destination des jeunes.
Ces différentes jeunesses sont-elles toutes conscientisées de la même manière à l’importance de cette question climatique ?
Elles sont quasiment toutes conscientisées, mais à des degrés divers. L’écrasante majorité des jeunes ont conscience de l’urgence climatique, et ça les inquiète. Je ne la cite pas dans le livre mais une enquête de la revue The Lancet parue l’année dernière montrait qu’un jeune sur deux dans plein de pays à travers le monde souffre d’éco-anxiété. C’est-à-dire d’angoisse face aux conséquences du dérèglement climatique. C’est propre à notre génération.
Y a-t-il un aspect qui vous a particulièrement marquée dans votre enquête ?
De voir à quel point les jeunes ont été frappés par la pandémie de Covid. Les différents confinements qui ont été mis en place en France ont été particulièrement forts et contraignants, ce qui a provoqué un isolement social, une augmentation de la précarité, de la pauvreté, et donc du stress et de l’inquiétude avec de très fortes répercussions psychologiques. Il y a eu peu, voire pas, de politiques publiques à destination des jeunes pour les protéger. Les jeunes m’ont parlé des anniversaires qu’ils n’ont pas pu fêter, des membres de leur famille qu’ils n’ont pas pu voir, des couples qui ont été brisés. Cela peut paraître futile, pourtant je trouve que ça ne l’est pas. Tout ça a souvent été minimisé dans l’opinion publique.
En Belgique, on a au contraire beaucoup parlé des jeunes en confinement…
En France, c’est venu plus tard. Sur le coup, il y a eu beaucoup de contenus médiatiques pour parler de ces jeunes irresponsables, qui ne respectaient pas les confinements. On les voyait comme des propagateurs de virus alors qu’ils souffraient. Les conséquences en termes de santé mentale sont dramatiques. Une étude de Santé publique France parue en février, donc après l’écriture de ce livre, montre qu’un jeune sur cinq en France souffre d’un syndrome dépressif. C’est deux fois plus qu’avant la pandémie, et absolument inédit.
"Je pense qu’il y a une forme de lâcheté et d’égoïsme d’une partie des plus âgés sur la question de l’urgence écologique.
Comment expliquer les moqueries et l’animosité de certains “boomers” envers les jeunes ?
Les clichés véhiculés sur les jeunes font beaucoup de mal à la société. J’ai souvent retrouvé dans la presse cette idée selon laquelle les fameux millénials (NdlR : les personnes nées entre 1981 et 1996) ou la génération Z (ceux nés après 1995 ou 1997), souvent un peu mis dans le même sac, seraient paresseux, décadents, inconscients, narcissiques, égocentriques. On finit par les intégrer collectivement, à tel point que j’avais moi-même des a priori sur ma propre génération. C’est fou, j’ai été étonnée de voir que tant de jeunes étaient à ce point cultivés, intéressés, courageux.
C’est aussi à cause des fractures entre les générations. Nos parents ou nos grands-parents ne vont pas utiliser Internet de la même façon que nous, ils ne vont pas avoir la même approche du travail. Ils vont avoir tendance à instinctivement déprécier ce que font les nouvelles générations. Ça fait des millénaires que ça fonctionne ainsi. C’est le fameux “De mon temps, ça ne se passait pas comme ça”. Je pense qu’il y a une espèce de jugement un peu hâtif qui a tout simplement trait à l’incompréhension.

Comment dès lors expliquer que la prise de conscience écologique soit si lente dans les générations plus âgées, alors que ce sont les parents et grands-parents de ces jeunes ?
Je pense qu’il y a une forme de lâcheté et d’égoïsme d’une partie des plus âgés sur la question de l’urgence écologique. Il faut absolument changer de manière de vivre, de modèle économique, c’est un peu vertigineux. Il leur reste moins d’années à vivre que nous dans ce monde, ce qui leur donne peut-être moins envie de s’investir. Ils se disent qu’à 70 ans, ce n’est pas à eux de gérer ça. Or, on oublie que nous avons besoin d’eux maintenant et qu’ils ont une responsabilité non pas dans ce qui a été fait dans le passé mais dans ce qui va être fait maintenant.
Comment peut-on réconcilier ces générations justement ?
Le lien filial est puissant. Si je parle à des personnes âgées de leurs enfants et petits-enfants, ça les touche plus que si je leur parle de la jeunesse en général. Globalement, il faut dialoguer et réussir à comprendre les jeunes, pour changer le regard qu’on a sur eux. Aujourd’hui, il y a un tel jugement négatif qu’ils ne font pas eux-mêmes cet effort. Il va falloir que les plus âgés montrent une certaine considération, qu’ils arrêtent de leur parler comme à des débiles dont on veut comprendre vite fait ce qu’ils font. Et je pense que les jeunes seraient très ouverts à expliquer s’ils sentaient leur entourage réceptif. C’est ce que j’ai remarqué avec TikTok. J’avais moi-même des a priori plutôt négatifs sur ce réseau social. J’ai fait l’effort de les interroger sincèrement, avec une vraie curiosité, sur ce qu’ils y font. Résultat : ils ont plein de choses à dire, et ils étaient ravis de m’en parler.
Il faut aussi rappeler que ce n’est pas toujours facile d’être jeune, psychologiquement. Ça a été le cas de tout temps. On est à un moment de vie où on construit son identité, on cherche ce qu’on veut faire, ce qu’on veut être, où on découvre les amitiés, les amours, la famille, la vie professionnelle, les voyages, la culture… C’est un moment d’instabilité. On ne pense pas forcément à aller faire de la pédagogie auprès des personnes plus âgées qui nous entourent.
Plus qu’un conflit intergénérationnel, ne s’agit-il pas plutôt d’un conflit idéologique, entre une vision libérale, d’une part, et altermondialiste ou écologiste, d’autre part ?
C’est surtout une question de degré politisation et de conscience des enjeux. Des jeunes d’extrême droite viennent aussi manifester. Si on élargit à la question générationnelle, les jeunes ont clairement plus de capacités de remise en question du système néolibéral que leurs aînés. Tout simplement parce qu’il est plus facile de tout remettre en cause quand on a 20 ans, et qu’on n’a pas passé notre vie biberonnée à cette idéologie-là. Les jeunes sont plus confrontés aux limites de ce système. Quand on vous dit “travaille plus et tu gagneras plus” et que ce n’est pas cela qui se produit, forcément, vous remettez en cause le modèle. Une partie conséquente de la jeunesse va préférer un emploi moins bien rémunéré mais avec plus de temps libre. Ça, c’est déjà une rupture générationnelle. Dans les mouvances écologiques, on remet en question le modèle productiviste, on revendique la sobriété…
Beaucoup de jeunes sont mobilisés dans la lutte contre la réforme des retraites. Pensez-vous qu’un pont générationnel est en train de se créer ?
Totalement ! On vit un moment de solidarité intergénérationnel. Les jeunes se sont mobilisés en masse à partir du moment où le gouvernement a utilisé le 49.3, considéré comme un outil de déni de démocratie. Mais beaucoup avaient répondu présent dès le début des mobilisations. Ils ne manifestent pas pour eux-mêmes, mais pour leurs parents et grands-parents qui ne pourront pas partir à la retraite à l’âge qu’ils avaient imaginé. Ils voient sur leurs corps les conséquences de la pénibilité du travail. Ensuite, la question du climat est venue s’insérer au cœur des manifestations. La contestation prend d’ailleurs une tournure plus générale sur la politique d’Emmanuel Macron et sur ce que beaucoup considèrent être une destruction du système de protection sociale et de solidarité.
Vous estimez que le lien entre écologie et retraite a tout son sens…
Oui, les jeunes demandent qu’on repense la structure du travail pour pouvoir s’organiser collectivement pour faire face aux conséquences du réchauffement climatique. Cela passe par un ralentissement du système économique et donc par une réduction du temps de travail. Jusqu’à présent, on a eu des grèves et manifestations très encadrées par les syndicats, très traditionnelles. Cela n’a pas fonctionné. Maintenant, on sent l’énergie de la jeunesse et cet avertissement au gouvernement : “attention, si la jeunesse se mobilise vraiment, elle ne respectera pas tous les cadres conventionnels”…
L’utilisation du 49.3 par le gouvernement est-elle une erreur politique selon vous ?
Cela dépend de quel point de vue on se place. Si le seul objectif de Macron est de faire passer la réforme, ce n’est pas une erreur, car cela fonctionne. Si sa préoccupation est l’équilibre politique et social du pays, oui, c’est une erreur. On assiste à un basculement : l’extrême droite explose dans les sondages, la mobilisation se fait plus violente et radicale, le désespoir des jeunes est plus grand. Le 49.3 a fracturé un peu plus la société française et a compromis la démocratie et la confiance des Français dans les institutions.
Qu’est-ce qui vous a amenée à écrire sur les jeunes ? Est-ce notamment les remarques que vous avez subies en tant que jeune journaliste ?
Totalement ! Dès mes études ou à mes débuts professionnels, je voulais parler des grands sujets de société, et on ne me laissait pas le faire parce qu’on s’imaginait que j’étais trop jeune. Cet agacement a continué à croître parce que, même après avoir investi les plateaux télé, même après avoir travaillé beaucoup mes sujets, on continuait à me prendre moins au sérieux que les plus âgés qui étaient à mes côtés. Je ne voyais aucune raison à cela. Mon point de vue valait au moins autant que le leur ! C’est ce que ressentent de nombreux jeunes dans les entreprises, quel que soit le secteur ! Ils n’en peuvent plus de ne pas être écoutés, pris au sérieux, de devoir se battre dans leur coin et de ne pouvoir avoir de discussions d’égal à égal. Plus je me suis penchée sur ce sujet, plus je suis tombée de haut et je me suis dit qu’on avait toutes les raisons de faire entendre notre voix. Surtout au vu de l’ampleur de la menace qui pèse sur notre futur. Et puis j’ai été marquée par la vidéo de cette jeune militante climatique insultée par un actionnaire de TotalEnergies…
Votre notoriété grandit, vous devenez même un symbole de la lutte en faveur des jeunes. Est-ce un rôle que vous souhaitez endosser ?
Non. Je suis très heureuse d’être journaliste, une profession difficile d’accès, d’avoir une voix qui porte un peu, qui permet de changer certains avis, mais je ne voudrais surtout pas devenir porte-parole de la jeunesse. C’est un piège dans lequel on essaie parfois de me pousser car il y a peu de jeunes dans les médias. On m’a parfois qualifiée de représentante de ma génération, mais je ne le suis pas. Et puis, c’est dangereux de faire reposer un tel poids sur les épaules de quelques personnes. Il y a plusieurs jeunesses, dont il faut écouter les besoins, les envies, les aspirations, les peurs… C’est important de comprendre qu’on a des jeunes terrifiés au sujet de leur avenir mais à qui on ne donne pas la place pour s’exprimer. C’est ce que j’essaie de faire dans ce livre. J’espère que ça permettra aux plus âgés de mieux les comprendre.
Vous venez de province, vous n’êtes pas issue de l’élite parisienne, vous n’avez pas fait une grande école. Vu votre parcours, pensez-vous être un modèle ?
Dès qu’on a une forme de notoriété, même relative, il y a un phénomène d’identification d’une partie des gens qui vous suivent. Mais je n’inspire pas plus que n’importe quelle autre personne très présente sur les réseaux sociaux. Moi, j’ai toujours eu de l’intérêt pour la chose publique, la politique, l’économie, le journalisme… J’ai donc persévéré, beaucoup travaillé pour parvenir à exercer cette profession. Et puis j’ai eu de la chance. J’ai fait de bonnes rencontres aux bons moments. J’ai aussi été aidée par une séquence de moi sur un plateau télé qui a buzzé et m’a donné de la visibilité.
