Quand Francis Bacon se dévoilait dans une folle ronde
Magnifique essai de Gilles Sebhan sur Francis Bacon autour d’un film hallucinant.
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Publié le 12-05-2023 à 13h00
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En juillet 1964, Francis Bacon a 54 ans, il est au sommet de sa carrière. Lui qui refusait toutes les interviews accepte presque sur un malentendu l’idée d’un tournage et d’un entretien en français avec un jeune réalisateur de la Radio Télévision Suisse, Pierre Koralnik. Filmé caméra au poing, Bacon est dans son atelier de Reece Mews, entouré de ses peintures, d’un monceau de papiers et photos jetés partout, avec, l’entourant, un groupe d’amis, une cour amicale et amoureuse.
On y voit son amant Georges Dyer, voyou malheureux qui se suicidera à Paris, mais aussi un étrange et beau jeune homme ressemblant au jeune Johnny Halliday, un vieil édenté, et dans un coin, une femme en pleurs.
Au milieu d’eux, Bacon tournoie, rit, fait étalage de son charme, explique son art, répond aux questions, étant clairement ivre avec un verre de pastis à la main. Il parle merveilleusement de sa peinture, cite les grands maîtres, le tout avec des cascades de rire tonitruant. Il fait le spectacle. Chacun peut voir ce court film, gratuitement, sur les archives de la télévision suisse (lien : https://www.rts.ch/archives/tv/information/continentssans-visa/10695142-francis-bacon-peintre-anglais.html).
Cascade de rires
L'artiste évoque longuement Velasquez et son célèbre portrait du pape Innocent X (1650). On sait que le Pape, voyant le résultat, s'est exclamé : "Troppo vero !" (trop vrai !). Bacon reprend le sujet en faisant hurler le Pape, bouche ouverte, comme "le cri final de l'exécuté sur sa chaise électrique", écrit Gilles Sebhan.
Bacon évoque dans le film sa peur et son désir de la violence, son homosexualité (ce qui était audacieux car, à l’époque et jusqu’en 1967, elle restait un crime en Grande-Bretagne), son insatisfaction constante devant son travail, son lien à l’alcool… Le tout mêlé à une cascade de rires.
On assiste à une tragédie dont Bacon rit. Il explique qu'il serait devenu criminel s'il n'avait pas été peintre. Ce qui le touche, dit-il, c'est la beauté des hommes. La mort, ajoute-t-il en riant encore, c'est "nada", "rien". Mais "l'âge est désastreux". Il prétend qu'il n'a rien apporté, à la peinture. "Nada, tout ça a été déjà fait par Velasquez et Rembrandt."
Gilles Sebhan, écrivain et peintre français, reprend les propos de Bacon dans le film, les analyse, et les replace dans le contexte de la vie et l’œuvre de Bacon.
Découvrant plus tard ce film, Charlie Chaplin a dit très justement qu'on y percevait "un homme si profondément pessimiste qu'il pouvait se permettre d'être magnifiquement frivole".
Voir ainsi Bacon dans son atelier, montrant ses tripes à la caméra de Pierre Koralnik, c’est comme regarder ses tableaux. C’est assister à la brutalité du réel, participer à l’irruption de la vie même, mêlée à la mort. C’est voir ce qui est caché, y compris la beauté. Ce sont des chairs à vif comme écrasées, décomposées, des corps enlacés par des étreintes ou des luttes jusqu’à n’être plus que des ectoplasmes.
Vie tumultueuse
On sait que cette œuvre fut le reflet de sa propre vie tumultueuse. "Je voudrais, disait-il, que mes tableaux donnent l'impression qu'un homme s'y est faufilé, comme un escargot, y laissant une traînée de présence humaine et une trace des événements passés, comme l'escargot laisse sa bave."
Bacon nous offre des images comme des oracles, des questions sans réponses. Cette interview annonce la métaphore du taureau dans l'arène que Bacon utilisera plus tard. Il est, dans le film, le taureau, voué à la mort, "avec cette impression que mille regards scrutent une solitude", écrit Gilles Sebhan. Il ajoutera que "Avec Bacon, surgissait un artiste n'appartenant à aucune époque, à aucune école, qui s'exposait dans sa nudité, avec ses tripes, dans une convulsion et une révulsion permanentes, très proche de nous".
Toute l'œuvre de Bacon est ce mélange d'Eros et Thanatos, de beauté sublime et de déchéance. Un mariage qu'on retrouve dans l'analyse de l'érotisme par Georges Bataille. Bacon estimait que la finalité suprême de l'art était de donner du sens, ici-bas, à ce qu'il appelait le "bref interlude entre le berceau et la mort".
--> ★ ★ ★ Gilles Sebhan | Bacon, juillet 1964 | Essai | Editions du Rouergue, 128 pp., 14,80 €, numérique 11 €
EXTRAIT
"La camera était portée à la main, pourchassant, attaquant même Bacon frontalement, qui se défendait en reculant, en tournoyant, enroulant son câble comme un lasso autour de son cou, répondant aux quolibets de ses amis, aux encouragements aussi, comme un taureau dans l’arène qu’était devenu son atelier."