Avec "Le livre de Daniel", Chris De Stoop rend justice à son oncle sauvagement assassiné
L’ancien journaliste y dresse le portrait d’un homme qu’on a considéré "sans histoire" et dénonce le manque d’empathie de notre société.
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Publié le 16-05-2023 à 08h44
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Le portfolio contenant les rares photos de son oncle que possède Chris De Stoop ne le quitte pas en cette journée où il enchaîne les interviews, et il nous les montre avant de débuter. On y voit notamment Daniel Maroy et son frère enfants, un portrait de Daniel adulte, ainsi que l'incendie de la ferme de Saint-Léger (Estaimpuis) en mars 2014. Le livre de Daniel, quatorzième livre de l'ancien journaliste de Knack et écrivain flamand, a une dimension singulièrement intime que les précédents n'avaient pas. L'idée de l'écrire est née au moment où Chris De Stoop a été contacté par un notaire qui, six mois après la mort de Daniel, lui a appris le décès de son oncle dans des circonstances tragiques : à quatre-vingt-quatre ans, le vieil homme a été assassiné à coups de fourche par une bande de jeunes désœuvrés qui lui ont volé les économies qu'il rechignait à confier à la banque.
Ce n'est que cinq ans plus tard que le procès d'assises s'est tenu. "Quand j'ai pris contact avec le parquet, on m'a signifié qu'aucune partie civile ne s'était manifestée. Un procès sans représentant de la famille aurait été triste pour Daniel, et pour la justice." Chris De Stoop sait alors qu'il se doit d'agir. "C'est comme si j'avais été appelé : il était de mon devoir de donner à la victime une voix, un visage, une famille, une histoire. Ma priorité a été la défense de Daniel." S'investissant sans compter, Chris De Stoop étudie le dossier pendant plusieurs semaines et rencontre quelque soixante témoins de la vie de Daniel et de l'entourage des accusés. "Le procès terminé, c'était comme si le livre s'était écrit de lui-même. M'y mettre dans la foulée du procès m'a offert un temps pour ne pas juger, un temps neutre."
Du personnel à l’universel
Comprendre a toujours été le moteur de celui qui est devenu journaliste pour mener de grandes enquêtes - ce qu'il a fait sur de nombreux terrains de par le monde. Le livre de Daniel est ainsi "un exercice d'empathie, d'abord pour moi-même : est-ce que je peux comprendre ce qui a poussé ces cinq jeunes à cette extrémité ? Pourmes livres, j'ai toujours cherché des cas exemplaires. Ici, c'est le cas exemplaire qui cherchait un écrivain. J'ai embrassé cette histoire en voulant lui donner une dimension plus large, passant du personnel à l'universel".
Ecrivain et fermier: deux métiers en voie de disparition
Fasciné par De sang-froid (1966), enquête sur le meurtre sans mobile apparent de quatre membres d'une famille de fermiers dans le Kansas, chef-d'œuvre de non-fiction signé Truman Capote, Chris De Stoop a mené ses investigations comme il l'a toujours fait. "Dans le dossier, il y avait moins d'une feuille A4 concernant Daniel. Et rien sur sa vie." Des entretiens qu'il a menés ressort l'impression d'"un homme sans histoire, une biographie vide". Le journaliste s'indigne : "Comme l'a écrit l'écrivain turc Ahmet Altan, tout le monde sur terre a une histoire à raconter, pourvu qu'il y ait quelqu'un pour l'écouter. La difficulté n'est pas de trouver une histoire, mais quelqu'un qui écoutera. C'est ce que j'ai toujours fait." Comme il s'y était livré durant le procès pour faire exister la victime, il dresse le portrait d'un homme vivant seul, dernier d'une lignée de fermiers qui a pris soin de ses parents âgés et malades, puis de son frère handicapé, avant de penser à lui. "Il rêvait depuis des années de se marier, mais quand il a fait sa demande à Yvette, elle a refusé. Un deuxième choc a l'impossibilité de payer les droits de succession, qui sont énormes en Belgique pour un frère. La banque l'a alors obligé à vendre des terres. Résultat : les vingt dernières années de sa vie, il s'est retiré dans sa ferme en carré comme derrière une forteresse, s'isolant même de la famille."
La réalité, rien que la réalité
En ce qui concerne les dialogues, ceux-ci se basent sur le dossier et les procès-verbaux. "Un bon policier qui écoute effectue son récit avec des dialogues. Et il y avait des centaines de pages d'écoutes téléphoniques, mes rencontres avec les témoins et les accusés, ce qui a été dit pendant les deux semaines de procès. On peut reconstruire un dialogue comme on reconstruit un fait. J'ai toujours procédé de la sorte dans mes livres. Je n'ai rien inventé, j'insiste, le livre est une non-fiction narrative fondée sur la réalité, rien que la réalité. J'ai eu une longue carrière de journaliste et je n'ai jamais été condamné, ni même accusé, alors que j'ai écrit des livres sur des sujets délicats - la traite des êtres humaines, la guerre sainte d'une femme qui s'est fait exploser en Irak…"

Au fil des pages, c'est un sentiment de stupéfaction qui se dessine. Devant les faits d'abord : Daniel a été laissé pour mort par des jeunes qui ont filmé l'agression, puis sont retournés sur les lieux une semaine plus tard pour incendier le corps. Devant l'indifférence ensuite : personne n'a donné l'alerte alors que la bande s'est vantée de son crime et a paradé avec tout ce qui a été acheté grâce au butin. "Je ne juge personne, mais entre les lignes, je dénonce le laxisme des parents, qui avaient peur de leurs fils et ne s'inquiétaient pas de leurs actes, puis des autorités, qui n'ont pas bougé malgré les plaintes déposées et les deux pétitions signées par les habitants. Même la presse locale a parlé de la bande d'Évregnies. Rien n'a été entrepris pour stopper la spirale infernale qui a causé la mort de mon oncle. Sans compter l'indifférence de la communauté, du village, de la société, peut-être de nous tous."
Justice réparative
S'il est satisfait de la manière dont s'est tenu le procès, qui a permis la juste qualification des faits et la condamnation des accusés, Chris De Stoop s'est engagé dans une procédure de justice réparative. Fort de son expérience au Rwanda, où meurtriers et victimes du génocide se sont parlé, et séduit par le mécanisme mis en place chez nous par le criminologue Lode Walgrave, il a donc rencontré les jeunes à sa demande. Tous étaient issus "de quartiers et de familles à problèmes. Ils avaient un parcours scolaire chaotique, ont été renvoyés, étaient sans diplôme, sans travail. Il y a des milliers de Daniel qui vivent dans la solitude, la précarité, la vulnérabilité, à la campagne comme lui, et, surtout, il y a des milliers de jeunes sans perspectives qui évoluent dans des endroits désolés. Ce n'est pas une excuse, car ils ont tous des frères et sœurs qui ont grandi avec eux sans avoir causé de problèmes. J'ai voulu comprendre le contexte, le terreau." Géographiquement, Roubaix (dont sont originaires trois des jeunes) et Estaimpuis (d'où viennent les deux autres) sont des zones marginalisées. "On a tout investi à Lille et rien à Tourcoing ni à Roubaix. De l'autre côté, on a privilégié Tournai au détriment de Mouscron, qui m'a fascinée par son ambiance, mais qui est une ville sombre, avec beaucoup de pauvreté et de chômage, et une inégalité criante, de par la proximité des riches Français qui se sont installés dans la région en réfugiés fiscaux."
Écrivain et fermier
Il y a dix ans, au moment où il a démissionné de Knack, Chris De Stoop s'est installé dans la ferme de ses parents, dans le polder près d'Anvers. Celui qui a écrit Ceci est ma ferme se sent connecté à Daniel. Son temps se partage désormais entre l'écriture et les travaux des champs. "J'ai un côté un peu ermite, comme mon oncle. Je peux me sentir très bien isolé dans ma ferme." "Est-ce interdit de se soustraire à la vie sociale ?" s'interroge-t-il dans le livre, où il poursuit : "Cela m'a toujours fasciné. Ces gens qui ne jouent plus le jeu, qui se retirent, se détournent de la société, suivent leur propre chemin et nagent à contre-courant, il m'arrive de les envier. Se soustraire au système est une preuve de courage, je pense." Chris De Stoop a d'ailleurs été particulièrement choqué par l'analyse du psychologue qui, lors du procès, a estimé que Daniel Maroy s'était "déshumanisé" et avait "choisi de se suicider socialement". Ainsi que par l'arrêt qui parle de lui comme d'un "sous-homme". "Je pense que là est l'essentiel du livre : le manque d'empathie, aujourd'hui, dans notre société, de notre part à tous." Or vivre en retrait de la société n'est rien d'autre qu'un geste de liberté. "Dans sa ferme carrée, il pouvait être lui-même, maître de sa vie, de son temps, de chaque seconde. Le psychologue considère que, dès lors qu'il s'est isolé, il ne voulait pas être aidé. Or il avait appelé la police lors d'un premier cambriolage, mais personne ne s'était déplacé. Évidemment qu'il voulait être aidé ! C'est terrible de dire que ce qui lui est arrivé est de sa faute."
Il se soignait moins bien qu'il ne soignait ses bêtes. Il a aussi eu une moins belle fin que ses bêtes.
À l'heure où il défend Le livre de Daniel avec une ardeur et une conviction bouleversantes, Chris De Stoop sait que l'histoire de Daniel n'est pas terminée. Lui qui a encore des contacts avec deux des condamnés a déjà reçu un courrier du tribunal de l'application des peines. "J'ai le droit d'être informé, entendu, et même de demander des conditions quand l'un d'eux demandera sa libération anticipée. Comme ils ont écopé entre 5 ans et 15 ans, cela arrivera dans les mois à venir. Et c'est une grande responsabilité vis-à-vis de Daniel et de ma famille, mais aussi vis-à-vis des jeunes et de leur famille. J'ai toujours voulu leur donner une seconde chance."
--> ★ ★ ★ Chris De Stoop, "Le livre de Daniel", traduit du néerlandais par Anne-Laure Vignaux, Globe, 284 pp., 22 €, numérique 16 €