C'était au temps où Bruxelles rêvait de devenir la capitale mondiale du savoir
À travers le Palais mondial, projet porté par Paul Otlet à l'aube du XXe siècle, Laurent Hublet interpelle Bruxelles et ses habitants.
- Publié le 28-05-2023 à 11h51
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Ne dites pas à Laurent Hublet qu’il a écrit un livre sur la vie de Paul Otlet. Même si ce Bruxellois visionnaire est omniprésent tout au long du récit, le véritable héros du très attachant Bruxelles mondiale. De Paul Otlet à nos jours est Bruxelles ! Une ville qui a vu naître l’auteur, il y a juste quarante ans, et qu’il dit aimer passionnément. “Une ville, écrit-il au terme de son périple sur les quelques traces laissées par Paul Otlet (1868-1944), où la mémoire et l’oubli s’entrelacent, où la destruction n’est jamais très loin de la préservation. Une ville où tout est possible, qu’il n’appartient qu’à nous de réinventer”.
“Je voulais avant tout parler des lieux, explique le cofondateur et directeur de BeCentral (campus bâti au cœur de la gare de Bruxelles-Central pour éduquer et former au numérique). J’ai la conviction que les lieux font les idées, et inversement. Les deux sont indissociables”. De fait, le livre – où il conte la fabuleuse histoire du Palais mondial tel qu’imaginé et concrétisé par Paul Otlet et ses deux comparses, Léonie La Fontaine et son frère Henri (prix Nobel de la paix en 1913) – est construit autour de lieux bruxellois. Depuis le Cinquantenaire, où le Palais mondial prit forme de 1919 à 1934, jusqu’au cimetière d’Ixelles, où se trouve le caveau des aïeux de Laurent Hublet (tous contemporains de Paul Otlet), le lecteur est immergé dans ce que fut Bruxelles à l’aube du 20e siècle. Chaque chapitre est conçu comme une étape – une rue, une place, un parc, un cimetière,… – où l’auteur espère retrouver des restes de l’utopie “mundanéenne” à laquelle Paul Otlet consacra 50 ans de sa vie.
“Il ne fut rien sinon mundanéen” : telle est l’épitaphe étrange inscrite sur la tombe de Paul Otlet. Face à la stèle funéraire perdue tout au fond du cimetière d’Etterbeek (situé à Wezembeek-Oppem !), Laurent Hublet dit avoir ressenti de la colère. “Ingrate patrie bruxelloise, s’insurge-t-il, qui expurge les restes de l’un de ses penseurs les plus brillants hors de son propre sol […], qui a relégué le précurseur des technologies de l’information dans l’anonymat absolu !”.
L’Alan Turing d’Europe continentale
Mundanéen ? Derrière ce néologisme créé par Paul Otlet, se cache une fantastique utopie : bâtir, au cœur de Bruxelles, une gigantesque “machine à empêcher d’oublier” ! Composé de plusieurs millions de fiches, classées scrupuleusement dans les tiroirs de meubles en chêne, le “Répertoire bibliographique universel” logé dans le Palais mondial – là même où, aujourd’hui, se trouve l’Autoworld du Cinquantenaire – avait l’ambition de donner, à tous, accès à la connaissance. Un véritable Wikipédia de papier. Otlet et ses deux partenaires partageaient la conviction que cet accès au savoir pacifierait le monde…
Le paradoxe voudra que Paul Otlet et son projet de Palais mondial tombèrent dans l’oubli. Il faudra attendre 2008 (!) pour qu’un informaticien américain sorte Paul Otlet et ses deux comparses de cet oubli grâce à la publication d’un long article, titré “The web that time forgot”, dans le New York Times. “Vous avez l’Alan Turing d’Europe continentale et vous n’en parlez même pas ! (mathématicien britannique, Turing est considéré comme l’inventeur de l’ordinateur et pionnier de l’intelligence artificielle, NdlR)”, confie Wright à Hublet. Dix ans plus tôt, des fidèles du Palais mondial avaient tout de même trouvé refuge à… Mons pour mettre à l’abri, au Mundaneum, ce qu’il restait du projet (fiches, dessins, plans, carnets intimes,…).
Laurent Hublet aurait pu se limiter à raconter la genèse, la naissance et l’arrêt brutal du Palais mondial, en 1934, faute de soutien du gouvernement belge. Là où son récit surprend, c’est dans le lien qu’il noue entre ce moment d’histoire, sa propre histoire familiale et le Bruxelles d’aujourd’hui. “J’ai d’abord écrit ce livre pour mes enfants. Je me voyais un peu comme un trait d’union entre mes aïeux et eux, avec l’envie de leur transmettre des racines et des rêves pour demain”.
Son récit résonne aussi comme une interpellation adressée aux responsables et aux habitants actuels de Bruxelles. “Il y a des forces destructrices qui menacent Bruxelles, alors qu’il y a tellement de choses à y construire. On assiste à une montée des extrêmes, à des discours ultra-régionalistes,… Contrairement aux deux autres régions, Bruxelles n’affirme pas et n’assume pas son identité. On laisse de l’espace aux forces destructrices. Ce livre est un peu un “wake-up call”. Il est temps que les Bruxellois se rendent compte de leur histoire, qu’ils soient fiers de leurs racines, qu’ils se réveillent et qu’ils osent défendre leur ville”.
Le Palais mondial, projet collectif ambitieux, universaliste, pacifiste et émancipateur peut-il être une source d’inspiration pour refaire de Bruxelles un Babel du XXIe siècle ? C’est le secret espoir de Laurent Hublet.
--> ★★★ Bruxelles mondiale. De Paul Otlet à nos jours. Récit de Laurent Hublet, Renaissance du Livre, 175 pp. Prix 20 €