Comme Amélie Nothomb, Philippe Delerm nous revient (presque) chaque année: le voici tout en "Instants suspendus", un genre dans lequel il excelle
Du bruit de la 2 CV à celui des lanières de passage, de la passerose à la veste de Belmondo, l'écrivain poursuit sa fine observation des petits gestes d'hier et d'aujourd'hui. Un délice.
- Publié le 28-08-2023 à 12h22
- Mis à jour le 29-08-2023 à 11h14
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Fin observateur du quotidien, de la nature qui l’entoure, des petits gestes d’hier ou d’aujourd’hui, Philippe Delerm (1950, Auvers-sur-Oise) n’a pas son pareil pour arrêter son regard sur l’insignifiance, lui donner sens et nous en faire prendre conscience.
L’essai Philippe Delerm et le Minimalisme positif (éditions du Rocher, par Rémi Bertrand, 2005) a d’ailleurs été consacré à cet ancien enseignant qui se consacre désormais uniquement à sa passion pour l’écriture. Depuis septembre 2006, il dirige la collection "Le goût des mots" (éditions Points/Seuil) consacrée à la langue française, cette langue qu'il maîtrise et dont il partage les nuances, richesses et contresens.
Revoici donc , comme à chaque rentrée ou presque, l'auteur prolixe de La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules (Gallimard, 1997), recueil de chroniques qui lui valut une belle reconnaissance.
Il nous invite cette fois aux miracles des Instants suspendus qui parfois s’éternisent. La passerose, devient promesse d’autres fleurs et pense avec raison que son vrai nom, rose trémière ne lui convient pas à cause de son côté vieille France, bien qu’elle garde toujours sa rigueur et sa dignité.
Le chroniqueur observera encore la fausse désinvolture de Jean-Paul Belmondo ou de Lino Ventura, qu’on croit voir se promener sur le petit écran noir et blanc du téléviseur de nos parents. Les voici, tout en élégance et décontraction, la veste sur l’épaule, qu'ils tiennent à l’aide de deux doigts à peine, veillant à ne pas chiffonner leur chemise blanche.
La chaleur et la saveur de l'été
L’auteur de L'extase du selfie et autres gestes qui nous disent ( Seuil, 2019), qui aime capter l’air du temps, passé, présent ou à venir, donne aussi aux lanières de passages toute la chaleur et la saveur de l’été. Résonne alors le bruit intemporel, "infime claquement de fouet vers l’ombre ou la canicule", de ces lanières de plastique, qui nous protègent des bestioles et autres contrariétés à l’heure du swing saisonnier où seule l’insouciance semble de mise; fines bandes de plastique colorées qu’on écarte d’une main délicate en veillant à ne réveiller ni l’enfant qui dort sous la moustiquaire dans son berceau, ni le grand-père qui ronfle à l’ombre du tilleul. Qui ne se souvient de ces lanières dont le bruit ressemble aussi à celui presque oublié des tongs à l’heure où les Birkenstock ne les avaient pas encore détrônées ?
Glissant quelques références culturelles à des héros tels Holmes et Watson, Gaston Lagaffe ou Proust, dont il estime la tombe au Père Lachaise un peu trop clinquante, Delerm aime également se souvenir du bruit inimitable du moteur de la 2CV ou de la magie des vendanges tardives d’Alsace.
Il laisse encore courir sa langue délicate et fleurie sur la religieuse, qui soigne les blessés ou qui, chez le pâtissier, se commande de préférence au café avec "cette façon de pincer la bouche au moment d’avouer l’ampleur de la gourmandise" écrit-il après avoir trempé sa plume dans l’encre soudain plus moqueuse que sympathique.
Dans ces précieux Instants suspendus, trop souvent malmenés dans notre quotidien, qui sanctifient des moments de bonheur, mais qui jamais ne les imposent, l’adjectif "massicoté" retiendra l'attention, expression étrange pour désigner un livre dont il faut couper les pages, comme un privilège voire un sacrilège commis avec un frisson de curiosité.
Un geste loin d’être anodin que retient également Erri De Luca dans ses récits Grandeur nature (Gallimard) : "Autrefois, on lisait les livres un couteau à la main. Rien de très aventureux, les pages devaient être séparées et rognés le long des bords. On obtenait de à la fin des livres effrangés" se souvient l‘écrivain italien dans Leçons d’économie. Comme si le geste se rappelait à toutes les mémoires.
Le rouge-gorge des cartes de Noël
Changement de saison pour deviner le chant du rouge-gorge, figure principale des rares cartes de Noël qui s’envoient encore, dénichées la plupart du temps dans une brocante, un vieux grenier ou une boîte à souvenirs; ces cartes dont la neige collée tombe peu à peu et insidieusement sur le sol, comme ce cafard qui glisse sur les âmes sans crier gare...
En tout, l’écrivain prolixe, à qui on doit une cinquantaine de publications, tous genres confondus, du roman à l’essai, livre quarante trois textes courts qui s’effeuillent comme les pétales de sa chère passerose ou rafraîchissent comme une menthe à l’eau glacée à l’ombre d’une marquise un soir de canicule. Ni plus, ni moins mais certes mais toujours en subtile suspension.
Les instants suspendus, Philippe Delerm, Seuil, 120 pp, 14,90 €.