Sorj Chalandon : “Je resterai toute ma vie un enfant battu, un “Enragé”
Rencontre avec l’écrivain pour son nouveau roman "L’Enragé" qui caracole dans le peloton de tête des meilleures ventes. Une histoire très forte, très émouvante, d’un enfant s’échappant en 1934 d’un vrai “bagne” qui existait encore sur Belle-Île, en France.
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- Publié le 02-09-2023 à 14h06
- Mis à jour le 05-09-2023 à 14h06
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En 1977, Sorj Chalandon, alors journaliste à Libération, apprenait que le Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer allait être fermé. C’était en fait une colonie pénitentiaire pour mineurs de 12 à 21 ans, où étaient enfermés les petits voyous des villes, les brigands des campagnes mais aussi des cancres turbulents, des gamins abandonnés et de simples orphelins.
Les plus jeunes avaient 12 ans. Le 27 août 1934, 56 gamins se sont révoltés et ont fait le mur. Tandis que les fuyards étaient cernés par la mer, les gendarmes offraient une pièce de vingt francs pour chaque enfant capturé. Alors, les braves gens se sont mis en chasse et ont traqué les fugitifs. Tous ont été capturés sauf un.
Sorj Chalandon a imaginé son histoire et la raconte avec sa rage à lui, avec tout son talent d’écrivain, tout son propre passé d’enfant battu qu’il met dans le personnage de Jules Bonneau, surnommé la Teigne, L’Enragé. Un roman terriblement émouvant.
Votre récit se base sur des faits réels et glaçants.
Tout est vrai dans ce que je dis de ce bagne et de cette révolte des gamins. Seule l’histoire du 56e évadé qu’on n’a jamais retrouvé est inventée. La grande Histoire ne donne pas son nom. Mon travail de romancier est d’envahir les blancs de l’Histoire. La violence y était terrible. L’idée n’était pas de les éduquer vers la lumière et la connaissance mais de s’en débarrasser. Il fallait qu’ils quittent les rues, ces petits voleurs de pommes, les vagabonds, ces tout petits délinquants. On fait quoi avec ceux-là qui n’ont pas la majorité. À 21 ans, on pouvait les faire passer devant un juge et puis en prison. Dans une quinzaine de lieux en France, on avait alors créé des centres où on les mettait au rebut. On les arrêtait, sans procès, ni jugement, il n’y avait rien. On prenait tous ceux qui étaient en trop dans la société, ceux dont les parents comme les assistantes sociales ne voulaient plus. On les enlevait du monde non pas pour les éduquer mais pour en faire des hommes qui seront cassés. Les enfants étaient brisés. Ceux qui se comportaient le mieux allaient à l’armée à 21 ans et les plus rétifs allaient au bagne. Les très très gentils qui ont tout accepté devenaient au mieux des adultes soumis.
N’y eut-il pas de contestation jusqu’en 1977 à leur fermeture ?
En 1977, cela avait changé par rapport à 1934 et la révolte des gamins. Il n’y avait plus de brimades mais l’enfermement restait le même et surtout les locaux étaient identiques aux cellules des enfants de 1880. Le même mur entourait le lieu avec des tessons de bouteilles. Les conditions avaient changé mais ils restaient là où on avait enfermé les Communards, dans le même lieu de rétention.
Une île pourtant prisée déjà des touristes qui eux aussi participeront à la chasse aux évadés.
À l’époque, ce n’était pas les touristes riches qui se rendaient à Belle-Île. C’était la classe moyenne, le petit peuple de France qui allait s’y promener. Mais, en 1934, à cause de cette révolte, des journalistes parisiens s’y sont intéressés. Un journaliste du journal Détective où écrivait alors Kessel, avait appris que les petits détenus travaillaient le bois pour préparer les cercueils de leurs copains. Il se rendit compte alors de l’abomination. L’évasion -racontée par Jacques Prévert- avait réveillé les consciences. Une campagne de presse a commencé sur le thème de “fermez les bagnes d’enfants” mais la guerre est arrivée et le sujet a été reporté à bien plus tard. Avant la révolte des enfants, la nouvelle d’une évasion restait dans la seule presse locale où on parlait d’un “criminel évadé”. En allant pour mon livre à Belle-Île, un homme m’a raconté que son oncle avait encore fait quatre ans de bagne pour avoir volé une pâtisserie.
Les habitants et les touristes chassaient les enfants évadés contre une pièce de vingt francs.
La voilà cette pièce, j’en ai une avec moi comme le grigri du livre que je suis en train d’écrire. Les gens croyaient vraiment que le centre abritait des délinquants et des voyous. Quand 56 enfants s’échappent, ils ont peur pour leurs biens, ce sont pour eux 56 criminels potentiels, croient-ils. Certains savaient que c’était faux mais voulaient s’amuser à les chasser et à les ramener dans leurs cages grillagées comme celles des rats.
Ces chasses à l’homme annoncent la guerre et la chasse aux Juifs.
Tout est alors en place. Il y a d’un côté la résistance à ça, de l’autre, la collaboration, “la banalité du mal”. Il y a déjà, en 1934, cette France coupée en deux qui annonce les drames à venir. Des touristes en short se retrouvaient la nuit avec leur filet à papillon, pour chasser les enfants contre une pièce de 20 francs. Ce sont des images qu’on retrouvera plus tard.
Il y a eu cependant des Justes.
Clairement, des gens ont aidé ces enfants, leur ont donné à boire. C’était des justes. Je voulais que mon évadé, Jules Bonneau, tombe entre les mains de Justes. Comme est une Juste ce personnage que je crée de l’infirmière à l’intérieur du centre qui, en plus, aidait les femmes de l’île à avorter prenant tous les risques. Ce personnage aurait très bien pu exister. En cherchant les articles de l’époque, j’ai découvert que tous les jours ou presque, on parlait d’un procès contre des avorteuses. C’était l’actualité du moment, l’air du temps. La droite française s’insurgeait, demandant de faire des enfants pour faire face à l’Allemagne, il fallait “engrosser” la France. Alors que la gauche soulignait que l’avortement était un signe de la misère. Dans les Justes du roman, il y a aussi le pêcheur et il y a mon Basque, Pancho, l’anarchiste. Il y avait déjà des affrontements droite-gauche. Jules Bonneau évadé doit choisir son camp. Il est attiré un moment par les Croix de feu (association quasi fasciste d’anciens combattants).
Vous dites que Jules vous ressemble et porte votre rage.
Oui, la rage de l’enfant battu que j’ai été, opprimé, maltraité comme je l’ai raconté dans mes livres. . Aujourd’hui, mon père serait en prison. Enfant, j’étais bègue et chaque fois qu’on me le montrait, je frappais. C’était une rage de survie dès qu’on touchait à mon intégrité, à ma dignité. Comme je n’avais pas alors les mots pour répondre, je frappais. Cette rage-là, je l’ai offerte à mon personnage de Jules Bonneau, avec cette force de s’en sortir. Même s’il a vécu en 1934, il est plus proche de moi que n’importe quel autre personnage de mes romans.
Écrire, cela vous a-t-il apaisé, l’écriture peut-elle être aussi une thérapie ?
Pas du tout. Je ne tourne pas les pages, je ne guéris pas, je ne veux pas. Mes livres ne changent rien à ma rage. Je veux qu’on voit mes cicatrices. Et je fais mon socle de cette rage. J’accepte de vivre avec ce que j’ai, mais je ne veux jamais oublier. Mais je voulais aussi mettre sur la route mon petit Jules, des adultes qui allaient lui tendre la main, comme j’en ai eu moi, avec le journal Libération. J’offre quatre pères (les Justes) et une mère de substitution (l’infirmière) à Jules. Il s’en sort dans mon roman grâce à eux qui lui disent : du calme Jules, nous on veut t’aider. Mais, en même temps, moi, je me méfie toujours des mains tendues, il faut qu’on me prouve que les paroles sont exactes. Ces craintes auraient pu passer, mais il y eut des traîtres comme mon frère d’Irlande dont je parle dans mon roman Mon Traître. Non, cette méfiance ne passe pas.
Le succès peut vous faire plaisir.
On s’en fout. Il n’y a que seul que je me sens en sécurité. Il y a ma famille autour de moi évidemment, mais la solitude reste la forteresse dont j’ai besoin.
Que vous apportent alors vos livres ?
De partager ce que j’écris comme mon cancer, ou la traîtrise, ou mon enfance. Je retrouve alors des compagnons de douleur ou d’effroi. Quand j’écris ce roman, je dis à tous ces enfants battus : vous n’êtes pas seuls. Je peux partager mes douleurs et mes joies, mais ce n’est pas pour aller mieux. Si je vais mal, je vais voir quelqu’un comme on dit.
La rage est-elle bonne ?
Il faut lutter contre la rage. Dès que Jules arrive entre de bonnes mains, sa rage s’apaise. La rage est destructrice pour celui qui l’a. Ce que j’aime c’est quand la peur change de camp. Il faut être en rage contre certains faits de la société, mais je souhaite une rage froide et collective.
Quand j’écris je suis comme Jules Bonneau. Je ressens les coups que mon père me donnait en pleine nuit. Mes limites de journaliste sont que je ne peux pas écrire ce que je n’ai pas vécu. Je suis comme ces enfants. J’ai eu faim. Pendant un an et demi, à 16 ans et demi, j’étais à Paris, dans la rue, et j’avais faim. Je mangeais dans les poubelles. Cela me constitue tout ça. C’est pourquoi, quand j’ai découvert en 1977 l’existence de ce bagne d’enfants, j’avais une dette envers eux comme envers l’enfant battu que je fus et qui aurait pour être avec eux. Il fallait que j’écrive un jour leur histoire.
Votre roman connaît un beau succès.
Sans doute parce qu’il est indirectement lié à une réalité actuelle. Ce qui court à présent dans les prises de position, surtout à droite évidemment, c’est que pour lutter contre la petite délinquance, il faudrait enfermer ceux qu’ils appellent les “sauvageons” et les mettre dans des centres exprès pour eux où le but n’est pas de les éduquer mais de les retirer de nos rues. Quand j’entends ça, je me dis qu’il faut lire ce livre et revoir cette histoire.
Sorj Chalandon, L’Enragé, Grasset, 406 pp., 22,50 €, numérique : 16 €