Jérôme Colin: “Le plus bouleversant, c’est de constater combien d’adolescents qui ont vécu si peu ont déjà tant souffert”
Pour écrire “Les dragons”, son troisième livre, le journaliste et romancier s’est immergé dans un hôpital psychiatrique. Édifiant.
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- Publié le 05-09-2023 à 09h00
- Mis à jour le 20-09-2023 à 17h11
Au moment de s’atteler à son troisième roman, Jérôme Colin savait qu’il voulait écrire une histoire d’amour entre adolescents et, surtout, qu’elle se situerait dans un cadre bien précis, celui d’un hôpital psychiatrique. “Les ados vont mal, mais c’est très peu incarné”, s’émeut l’auteur belge (Flawinne, 1974), père de trois enfants (23, 21 et 19 ans). Au sortir de la pandémie, les chiffres ont explosé. À la fin du livre, un éducateur s’alarme. “Les pathologies sont de plus en plus inquiétantes et surviennent de plus en plus tôt.” Tentatives de suicide à 13 ans, anorexies graves à 12 ans, phobies scolaires qui explosent. “Des centres sont pleins à craquer. Il y a trois mois d’attente, six mois parfois, voire un an à Paris, Lyon et Marseille”, détaille notre interlocuteur. Et pour la Belgique, les chiffres sont tout aussi affolants. “En Fédération Wallonie-Bruxelles, un enfant sur trois déclare avoir des troubles anxieux. Un enfant sur dix témoigne avoir déjà pensé au suicide.” Et tous ces enfants qui vont mal ne se retrouvent pas tous en institution.
Un jeune en colère
Dans Le champ de bataille, déjà, Jérôme Colin plongeait en adolescence par le biais de l’exclusion scolaire. Son cheval de bataille, en quelque sorte, que l’on retrouve dans Les dragons. Ce n’est pas un hasard si son héros s’appelle Jérôme… Il a 15 ans, est non seulement en colère contre ses parents, mais aussi contre le système scolaire. Après plusieurs exclusions, détentions de stupéfiants et coups et blessures volontaires envers ascendant (son père), un tribunal décide de son placement dans une maison d’ados.
Au centre de ce roman, dont on a aimé le noyau dur (le début et la fin sont superfétatoires), trois thématiques : la révolte adolescente, le rôle de l’école, l’importance du groupe. Vinciane, Karim, Sarah, Lionel, Marie et Colette évoluent aux côtés de Jérôme, et c’est à hauteur du regard de ce dernier que l’on apprend à les connaître. Bien rendue se révèle cette plongée stupéfiante dans un hôpital psychiatrique pour adolescents. “Après avoir appelé un psychiatre dont j’avais entendu parler, j’ai pu me rendre dans un centre. Je m’étais très vite rendu compte des limites de l’exercice si je ne me déplaçais pas. J’ai expliqué mon projet. Je n’étais pas là pour voler leur histoire. Je me suis installé à la table de la cuisine et j’ai attendu qu’ils viennent, spontanément, me parler de leurs souffrances.”
Le plus bouleversant, c’est de constater combien des gens qui ont vécu si peu ont déjà souffert tant.
Le psychiatre l’avait prévenu, il allait côtoyer des cas douloureux. “Pas de souci, ne vous inquiétez pas” lui avait-il rétorqué, pensant avoir les épaules assez fortes. “J’ai été bien présomptueux. Le plus bouleversant, c’est de constater combien des gens qui ont vécu si peu ont déjà souffert tant”, analyse Jérôme Colin, les yeux embués.
“Depuis toujours, je voyais mes parents se débattre dans leur petit monde normal. Et leur normalité, je n’en voulais pas” pense à un moment le protagoniste. “Le monde normal n’est pas normal pour tout le monde, relève l’auteur. C’est une question que je me pose souvent. Ne fût-ce qu’en tant que père. J’ai été tenté de dire à mes enfants : faites ce qu’on vous dit de faire. Je le regrette. Le bon conseil, c’est celui d’Oscar Wilde, ‘Soyez vous-même, les autres sont déjà pris.’”
L’exclusion et la solidarité
Ceux qui suivent ses émissions savent que le journaliste (Entrez sans frapper et Hep Taxi) aime les livres. Quel rôle leur attribue-t-il ? “A 16 ans, quand je me suis senti seul, isolé, j’ai trouvé dans les livres des amis. Je connaissais leurs prénoms, leurs vies. Il y a des choses qu’ils disent qui sont devenus des mantras. George et Lennie (héros de Des souris et des hommes de John Steinbeck, NdlR), par exemple, faisaient partie de ma vie” développe celui qui considère que les livres lui ont appris ce que l’école avait oublié de lui transmettre.
L’exclusion et la solidarité, au cœur du roman de l’écrivain américain (1902-1968), ont laissé des traces chez le romancier belge. À un moment, Colette (Nell, en fait, une jeune fille que Jérôme Colin a connue et à qui le livre est dédié) en proie à de graves tendances suicidaires, déclare : “Je ne comprends pas comment il faut faire pour réparer le fait d’être née”. Une sentence effroyable. “Je fais dire au psychiatre, détaille l’auteur, ‘que l’idée n’est pas de se réparer soi-même. On ne se répare pas tout seul. L’on n’existe que dans le groupe.’ Les psychiatres que j’ai rencontrés ont par ailleurs attiré mon attention sur les activités que les gens pratiquent aujourd’hui : le jogging et le yoga. Tout seul”.
“Grandir, oui, mais pourquoi ?” est une autre question qui hante le héros des Dragons. Encore plus, à notre époque, où la planète se porte très mal. “No Future” des Sex Pistols (“God save the Queen”, 1977), ne serait-il pas plus que jamais d’actualité ? “Je crois au retour du punk. Vraiment. Chaque fois que l’on me demande quel sera le prochain moment musical, je réponds : un truc électronique, mais punk”.
-- > Les dragons | Roman | Jérôme Colin | Allary Editions, 177 pp., 18,90 €, numérique 13 €
EXTRAIT
”'Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi ? Tu nous gâches la vie. Il faut grandir, maintenant.' Mais je ne voulais pas grandir. Parce que je ne comprenais pas pourquoi il fallait le faire. Parce qu’on me disait que devant il y avait des problèmes de fric, le travail qui emprisonne et les factures à payer. Qu’il y avait la planète en souffrance, le monde affamé, la guerre qui pointait. Alors, pourquoi voulaient-ils que je quitte mon enfance pour l’avenir effroyable qu’ils m’annonçaient ?”