De la peinture au roman, tout est question d’émotions
Pour écrire “Peinture fraîche”, son premier roman, Chloë Ashby s’est inspirée d'” Un bar aux Folies Bergère” de Manet. Rencontre avec une jeune romancière prometteuse, qui manie la délicatesse comme peu en sont capables.
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- Publié le 06-09-2023 à 13h37
- Mis à jour le 06-09-2023 à 14h36
C’est l’un des premiers romans traduits les plus intéressants de cette rentrée. Avec Peinture fraîche (Wet Peint), la Britannique Chloë Ashby, journaliste spécialisée en arts plastiques qui collabore à The Guardian, TLS, Financial Times Life&Arts, Spectator et Frieze, fait une entrée remarquée en littérature. Pour celle qui est aussi l’auteure de deux essais, Les couleurs de l’art (Ed. Pyramid) et Look at this if you love great art (non traduit en français), l’art est un compagnon de longue date. “Déjà enfant, j’étais très créative : je dessinais, je peignais tout le temps”, se souvient-elle. “Au lycée, mes matières préférées étaient anglais et arts. Donc au moment d’entrer à l’université, je me suis dit qu’étudier l’histoire de l’art était le meilleur des choix, qui permettrait un contact rapproché avec l’art et d’écrire.” La journaliste qu’elle est devenue s’est ensuite sentie frustrée de ne pas toujours choisir les sujets de ses articles et d’être limitée par leur format. “J’ai alors commencé à écrire de la fiction chaque matin pendant une heure, avant de commencer à travailler. C’est vite devenu la meilleure heure de la journée !”
Elle l’assure, au moment de se lancer dans le roman, elle a bien “essayé d’échapper aux sujets autour de l’art, mais tout [l]'y ramenait”. Son inspiration, Chloë Ashby l’a donc trouvée dans un tableau de Manet avec lequel elle a noué une relation singulière. Alors étudiante à la très sélective école d’art de l’Institut Courtauld, à Londres, elle découvre dans la Gallery attenante Un bar aux Folies Bergère, peint au début des années 1880 par Édouard Manet, et cette toile la captive. Ce tableau est le portrait de Suzon, une serveuse corsetée dans ses vêtements, appuyant ses poignets sur le bord d’un comptoir face à un homme – que l’on aperçoit sur la droite du tableau, dans le reflet du miroir (qui permet aussi de saisir combien le lieu est animé) placé derrière la jeune femme.
Tant de sentiments différents
En habituée de la Gallery Courtauld, qu’elle ne retrouve désormais plus que quatre ou cinq fois par année, elle nous y emmène, en cet après-midi ensoleillé de juin, contempler Un bar aux Folies Bergère, face auquel tout a commencé. Elle qui, dans un texte publié dans la revue Elephant, écrivait que “la peinture nous confronte à des choses pour lesquelles nous n’avons pas de mots”, s’explique : “C’est le sentiment que j’éprouve face à ce tableau, qui suscite tant de sentiments différents. Ce que vous ressentez un jour en le voyant sera différent de ce que vous ressentez un autre jour. La peinture est pour moi affaire d’émotions”.
Je pense à Suzon, en train de contempler une salle vide, toute de ténèbres et de silence. Est-ce que ça la perturbe ?
Ce qui la fascine le plus dans ce tableau de Manet “est qu’il capture cette solitude très particulière qu’on peut ressentir en ville – que ce soit dans la foule, dans le métro ou dans Oxford Street, parfois si bondée. Dans ce bar animé, c’est comme si Suzon apparaissait seule. Manet a capté dans cette peinture des sentiments étranges que j’éprouvais au début de la vingtaine”. Le visage de Suzon est par ailleurs frappant tant “il nous donne l’impression qu’on ne peut pas savoir ce qu’elle pense (est-elle fatiguée, perdue, énervée par l’homme ?) alors qu’il exprime tant”.

Paru à Londres en avril 2022, Peinture fraîche nous plonge dans le quotidien d’Eve, vingt-six ans, serveuse dans un restaurant. Alors que sa vie prend l’eau de toutes parts (on n’en dira pas plus), elle n’a pour ainsi dire plus qu’un point d’ancrage : ses rendez-vous, chaque mercredi depuis quatre ans, avec Suzon. Qui est d’une certaine manière sa meilleure amie, sa confidente, quelqu’un sur qui elle peut (paradoxalement) compter. “C’est une constante dans sa vie incertaine.”
Exposée aux regards
Hantée par le souvenir de Grace, son âme sœur du temps de leurs études à Oxford, Eve partage avec Suzon d’être exposée aux regards dans son travail. Jusqu’au geste de trop, qui la pousse à la démission. Or elle ne peut rester sans emploi, elle doit trouver une solution rapidement. C’est ainsi qu’elle répond à une petite annonce : un cours de dessin cherche un modèle vivant pour ses élèves. La voilà de nouveau face aux regards, nue de surcroît, sans que personne puisse imaginer la tempête qu’elle traverse. Le jeu de miroir du tableau de Manet prend ici une nouvelle dimension – le va-et-vient entre le fait de voir et le fait d’être vu est d’ailleurs le fil rouge du roman. “En écrivant les séances de poses”, nous explique la romancière qui, si elle n’a jamais elle-même été modèle, a une longue expérience du dessin, “j’ai beaucoup réfléchi à la manière dont les modèles ne sont pas vus comme des personnes mais comme des ombres – ce qui est à la fois une bonne et une mauvaise chose. Car la manière dont Eve est regardée lors de ces séances est plus légère et plus sûre que dans la vie réelle. Elle est là en tant que modèle, et rien d’autre. Mais, au final, ce n’est pas bénéfique pour Eve d’être considérée comme un objet. On en revient à Suzon qui, dans le tableau de Manet, paraît exposée au même titre qu’une bouteille de champagne.”
Avec autant de grâce que de sensibilité, Choë Ashby a créé avec Eve une héroïne du quotidien attachante, tiraillée entre le poids de l’absence et l’élan de la vie qui la cueille sans qu’elle y prenne garde. “J’ai commencé à écrire en pensant au tableau, qui fut un déclic, mais aussi avec la voix déjà bien affirmée d’Eve : impertinente, pas très à l’aise, agitée, en retrait des choses. Je me suis interrogée : pourquoi cette voix sonnait-elle ainsi ? Au départ, j’avais ces deux éléments séparés, puis la vie d’Eve s’est entremêlée avec celle de Suzon.”
Caméra à l’épaule
Ce premier roman est écrit à la première personne du singulier tout en donnant l’impression d’avoir été tourné caméra à l’épaule, ce qui a un effet saisissant. “Je suis moi-même très attentive, très visuelle. Eve avance dans le monde en cataloguant les choses, ce qui peut être vu comme une distraction l’empêchant de ne pas penser à ce qui la tracasse. Pour elle, et pour moi, c’est plus facile de regarder ce qui se passe autour de soi, chez les autres. C’est un soulagement de vivre avec elle tous ces petits moments du quotidien. Être seulement dans les pensées d’Eve aurait été trop claustrophobique. Les petits détails de la vie de tous les jours permettent de contrebalancer les moments dramatiques.”
Rien ou presque ne va dans la vie d’Eve, mais l’atmosphère du roman n’est jamais pesante. “Il n’y a jamais de victimisation. C’est peut-être dû à la fréquentation de la peinture : l’art permet de relativiser.” Et si Peinture fraîche n’a rien du roman à suspense, on est incapable d’abandonner Eve, son extrême délicatesse, la manière dont elle tangue, son humour lumineux. Avant de comprendre, à ses côtés, qu’elle a le droit d’espérer.
-- > ★ ★ ★ Chloë Ashby | Peinture fraîche | traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff | La Table Ronde | 368 pp., 24 €, version numérique 17 €