”Je suis entourée d’hommes tout habillés qui me lorgnent toute la journée”
Une BD de la rentrée sur le musée du Louvre ose dénuder les visiteurs comme on a dénudé les femmes dans l’histoire de l’art. Drôle, Et pas si fictif. Entretien avec l’autrice, Zelba.
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- Publié le 13-09-2023 à 14h57
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”Les touche-pipi, si c’était mon seul souci… [je suis] entourée de La Fontaine et de Racine et d’autres hommes tout habillés qui me lorgnent toute la journée”. C’est ainsi que démarre l’histoire du Grand Incident, “une fable burlesque”, selon les mots de son autrice Zelba, qui se déroule au musée du Louvre, dans une époque qui a l’air d’être la nôtre.
Comme répondant à un souhait qu’on a tous déjà formulé, soit “si les personnages des tableaux pouvaient parler”, l’autrice donne ce superpouvoir aux protagonistes féminines, celles des sculptures et des toiles du célèbre musée parisien. Et c’est Psyché abandonnée du sculpteur Augustin Pajou qui prend la parole en premier. Installée dans l’aile Richelieu, loin de son bel Amour, elle se plaint de ces barbons de voisins qui la matent toute la sainte journée, en faisant des commentaires peu amènes. Racine a le verbe facile : “Elle flotte, elle hésite, en un mot, elle est femme (Athalie). “Au lieu de jouer les guerrières, elle devrait nous montrer son derrière”.

Épuisées d’être si souvent représentées à poil au travers de la majestueuse histoire de l’art, les filles du Louvre décident de quitter la scène, Une absence qui fait tache pour le musée, qui doit fermer. Ce qui n’est évidemment pas une bonne nouvelle : “chaque semaine de fermeture correspond une perte de plus de trois millions d’euros”. Et ouvrir le musée sans montrer les femmes de l’histoire de l’art ? Vous n’y pensez pas : “la presse soupçonnerait un rachat par les Émirats”. Zelba n’y va pas avec le dos de la cuillère dans cette fiction qui questionne nos représentations culturelles et la manière dont elles déterminent les rapports de force en société. En cette rentrée, elle s’assoit face à nous pour éclairer cette franche BD carte blanche.
Dans votre BD, les femmes du musée du Louvre se révoltent. Depuis que vous avez accepté cette carte blanche du musée du Louvre, en 2020, avez-vous l’impression que quelque chose a changé ? Que les femmes ne se contentent plus de se révolter dans les musées ou dans les fictions ?
Je pense qu’on entend de plus en plus les femmes élever la voix. Depuis #Metoo, les femmes prennent la parole pour dire ce qui ne va pas dans notre société encore trop patriarcale. Personnellement, c’est à ce moment que j’ai pris conscience du caractère systémique du sexisme, du harcèlement, mais aussi de l’abus de pouvoir. Aujourd’hui, les femmes parlent, dénoncent, revendiquent.
C’est maintenant qu’on en parle, comme si on ne s’en était jamais rendu compte avant ?
Une femme se fait draguer lourdement, elle se fait aborder, siffler dans la rue, [autant de scènes] qu’on nous a toujours vendues comme normales. Tu ne donnes pas ton numéro de téléphone, on te traite de tous les noms, normal… On a appris à ne plus faire attention, alors qu’il faut faire attention : il faut dire que ça n’est pas normal, qu’on n’en veut plus, de tout ça.
Comment les hommes ont-ils réagi à votre BD ?
j’ai travaillé sur ce livre avec deux hommes, Sébastien Gnaedig, mon éditeur chez Futuropolis, et Fabrice Douar, mon éditeur du Louvre, sans aucun problème. Par contre, je suis allée, pour m’amuser, lire les commentaires sur le web. Ce sont souvent des hommes qui, sans avoir lu le livre, crient au “Ola, encore une de ces hystériques qui veut censurer la culture”. Je ne veux rien censurer du tout. Ce n’est vraiment pas le but du livre de censurer quoi que ce soit.
Votre personnage de l’historienne de l’art nous explique que ces nus qu’on inventorie dans notre histoire de l’art n’étaient pas nus par hasard. Vous prenez l’exemple de la scène biblique de “Suzanne au bain”. “Selon les époques et les artistes, elle est plus ou moins jeune ou dénudée. À chaque fois, elle correspond au canon de beauté de l’époque. Logique : “Ces œuvres étaient aussi destinées à émoustiller leurs commanditaires”, écrivez-vous.
[Les commanditaires] n’avaient pas de magazines pornos. Mais ils avaient la peinture pour avoir la représentation d’une femme nue. Ceux qui pouvaient se le permettre pouvaient avoir une représentation de Suzanne au bain, reluquée, voire tripotée…
Relire l’histoire de l’art à travers votre BD, c’est la regarder d’un œil inédit. “Contrairement au corps masculin dont la nudité est, la plupart du temps, un signe de courage ou de force virile, le nu féminin est fréquemment abonné aux poses de soumission et d’humiliation”, écrivez-vous. Travailler sur ce sujet vous a-t-il mis en colère ?
Quand je travaille sur un livre, je suis dans le concret, j’ai l’impression d’aider la cause. Je me suis vraiment concentrée sur les œuvres qui allaient servir mon récit. Il y a aussi d’autres œuvres avec des femmes nues au Louvre qui sont des éloges à la femme, ou qui dépeignent un personnage fort. Pour ce livre, je me suis concentrée sur les choses qui peuvent énerver… (rires).
… Notamment les représentations de “Suzanne au Bain”. De cet épisode biblique où une femme dans la fragilité de sa nudité est abordée par deux hommes, l’histoire de l’art a tendance à représenter toujours la même scène : quand Suzanne sort de l’eau. Et pourtant dans la Bible, l’histoire finit bien, dans le sens où la société condamne le comportement de ces hommes qui ont joué de leur influence pour dominer Suzanne. L’histoire de l’art, pourtant, choisit de montrer une femme éplorée, souvent en danger, parfois même violentée…
Parmi les représentations de Suzanne, il y a celle peinte par Véronèse, ce grand tableau qui est dans la même salle que La Joconde, cette version du tableau est assez violente. On dirait que Suzanne a 18 ans. L’un des vieux juges a glissé sa main dans son corsage. Notez que, dans l’histoire biblique, Suzanne a déjà quatre enfants mais elle est bien souvent représentée comme une jeune femme, la vierge à déflorer.
Vous décryptez aussi pour nous le “Portrait de Madeleine” par Marie-Guillemine Benoist…
Un portrait sublime mais controversé que cette femme noire dénudée peinte par l’une des 29 peintres femmes exposées au Louvre !…Elle peint ce portrait en 1800. À l’époque, je pense que c’était réellement quelque chose de transgressif de peindre une femme de couleur dans la position d’un portrait bourgeois classique. Aujourd’hui, on se dit : pourquoi l’avoir dénudée ? Parce que, dans cette salle-là, c’est vraiment une galerie de portraits de femmes habillées en robe d’apparat, et, au milieu, il y a cette Madeleine, qui ne s’appelait certainement pas Madeleine, cette nudité la ramène à sa condition d’esclave.
Notez que cette femme peintre a vraiment fait ce qu’elle a pu pour s’établir dans ce milieu très masculin qu’était la peinture. Elle a été elle-même une épouse, une mère de famille, qui a mis entre parenthèses sa propre carrière pour ne pas nuire à celle de son mari – un grand classique. L’histoire de la peintre et du modèle se font écho.

Pourquoi cette proposition de dénuder les visiteurs hommes dans votre BD ? Qu’est-ce que ça cache ?
Il me fallait une image choc pour lancer le débat. Il était important de mettre les hommes à la place de ces femmes qui sont tout le temps nues parmi des personnes habillées dans les œuvres. Et puis, c’est toujours quelque chose d’assez étrange quand on est la seule personne nue dans une assemblée vêtue. Le fait de mettre ces visiteurs hommes dans cette nudité vulnérable, alors que les femmes visiteuses, autour d’eux, demeurent habillées était, selon moi, une façon de rééquilibrer les choses.
Avez-vous l’impression d’un parallèle entre les femmes des tableaux et la position des femmes dans la rue, dans la société contemporaine ?
C’est terrible, mais ce n’est pas que la nudité : tout est commenté. Ou on est trop habillé ou pas assez, pas assez ceci ou trop cela… Je me souviens du débat en France, à la rentrée passée, autour du crop top interdit à l’école [ce T-shirt court porté par les filles, et interdit dans certaines écoles en France pour éviter d’émoustiller les ados garçons, NdlR]. Mais, en fait, c’est incroyable que les femmes arrivent à voir un homme torse nu sans lui sauter dessus ! Pourquoi la nudité féminine déclencherait autre chose ? On est quand même des gens civilisés. L’autre jour, je me suis fait la remarque en pensant à la nudité. Autrefois à la piscine en plein air, quand j’étais petite en Allemagne, ma mère était seins nus, aujourd’hui, c’est interdit. Voir les seins d’une femme est une transgression. Il y a même des endroits où on ne peut plus allaiter son enfant. Alors qu’il n’y a rien de moins sexuel que de voir un bébé au sein de sa mère.. Tout ceci fausse les rapports entre homme et femme.
Qu’en pensent les hommes ?
Beaucoup d’hommes s’emparent du sujet. Le patriarcat leur a causé beaucoup de tort. L’humour me sert aussi à ne pas victimiser toutes les femmes ni accuser tous les hommes. Je suis toujours moi-même inconfortable dans le rôle de la victime. C’est peut-être aussi pour ça que, pendant longtemps, je me suis interdit de me considérer comme féministe. À la maison, j’entendais mon père et ma grand-mère dire que les féministes étaient toutes des hystériques. Je n’avais pas envie d’en être, d’autant que, selon moi, le combat était gagné : les femmes étaient les égales des hommes.
"Des femmes qui avaient plusieurs copains avaient mauvaise réputation, alors que les femmes qui avaient plusieurs copines étaient vues comme des Casanova". J’ai essayé de me libérer de cela".
Quand je pense à ma mère et ma sœur, on a toujours un petit peu chipé des libertés comme on vole des pommes dans le champ du voisin. Pas frontalement…. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus frontale dans mes revendications, c’est à cela que servent les prises de conscience.
-- > Le grand incident, par Zelba, aux éditions Le Louvre/Futuropolis, 114 pp., 23,50 €

Pas si fictif, le grand incident !
Nu au musée, c’est aussi être nu de tous préjugés, comme dans la BD de Zelba. Être nu pour visiter une expo, ça a surtout déjà eu lieu. En septembre 2020, dans le cadre de l’expo rétrospective consacrée à Louis de Funès, l’Association des Naturistes de Paris (ANP) associée à la Cinémathèque Française avait proposé de visiter l’expo tout nu. Un créneau de visite avait été dédié aux visiteurs sans fringues. En pleine époque de Covid, la visite à poils n’avait pas affranchi les visiteurs de devoir porter un masque obligatoire. Ce n’était pas une première parisienne, puisque le Palais de Tokyo avait déjà accueilli une visite naturiste en mai 2018, là encore en partenariat avec l’ANP.