Des clics et des... claques
L'époque des grandes agences de photos est révolue. Leurs nouveaux propriétaires veulent en faire des banques d'images, ce qui se traduit par des licenciements massifs. Comme chez Corbis
- Publié le 05-02-2002 à 00h00
Le personnel de l'agence parisienne de photojournalisme Corbis-Sygma a entamé lundi sa deuxième semaine de grève pour exiger un `plan social décent´. Il y a deux mois, la direction du groupe annonçait en effet la suppression de 91 des 191 emplois de l'entreprise, parmi lesquels les 42 postes de photographes, dont les titulaires se sont vus proposer de créer des sociétés indépendantes. Si les salariés se sont résolus à accepter le principe du licenciement collectif, ils rejettent en revanche les modalités de sortie prévues par le plan social, trop restrictives à leurs yeux.
Ce plan de restructuration intervient un peu plus de deux ans après la reprise de ce fleuron du photojournalisme français qu'est Sygma par le groupe Corbis, propriété personnelle de Bill Gates, le patron de Microsoft. Elle traduit le malaise d'une profession qui vit une mutation douloureuse de son activité depuis que de grands groupes multimédias ont commencé à s'intéresser de près au marché de l'image.
AGENCES DE DIFFUSION AVANT TOUT
Les agences de photos traditionnelles, en particulier celles qui ont écrit les plus belles pages de l'histoire du photojournalisme, étaient à l'origine indépendantes, nationales et de taille relativement modeste (c'était par exemple le cas de Sygma, de Gamma et de Sipa, toutes trois Françaises).
En moins de trois ans, elles ont toutes été acquises par des géants de la communication, soucieux de faire main basse sur les fonds prestigieux de ces agences afin d'alimenter toute la chaîne de leurs activités annexes, généralement gourmandes en iconographies, en particulier dans le domaine de l'édition.
Sygma a ainsi été racheté par Corbis (qui revendique aujourd'hui un catalogue de plus de 70 millions de clichés); Gamma par Hafimage (40 millions de photos au compteur), le pôle image de Hachette Filipacchi Medias, numéro un mondial des magazines; et Stone par Getty Images (plus de 60 millions d'instantanés en stock). Quant à Sipa, depuis septembre 2001, elle est la propriété de Sud Communication, un groupe de communication actif dans différents médias (presse régionale, radio,...) et propriété personnelle de Pierre Fabre, président du groupe pharmaceutique bioMérieux-Pierre Fabre.
Comme nous l'a expliqué Yves Forestier, photographe en grève, dans le métier depuis 15 ans, la logique de ces groupes implique à terme un démantèlement des agences traditionnelles. `Leur ambition est en effet de devenir des agences de diffusion avant tout,
précise-t-il. Elles cherchent à constituer des stocks d'image sans nécessairement avoir à les produire elles-mêmes. Et ce pour une raison très simple, produire coûte très cher, en particulier en France où les charges patronales sont très élevées étant donné que les photographes possèdent le statut de journaliste, ce qui fait que chaque rémunération, chaque pige est automatiquement associée à un salaire.´
Il veut pour preuve de ce qu'il avance que, d'une part, ces groupes signent des accords avec des agences de presse classique comme AFP ou AP pour les alimenter à moindre frais en clichés. Et d'autre part, que leurs directions cherchent par tous les moyens à réduire leurs coûts de fonctionnement. Ce qui passe tantôt par un démantèlement comme chez Sygma (avec comme corollaire pour les photographes d'être obligés de créer leur propre structure, et donc aussi de prendre à leurs frais une grande partie des charges sociales, ce que seuls quelques-uns peuvent assumer), et sans doute demain aussi chez Sipa, tantôt par des dispositions assurant à l'agence la jouissance entière des droits patrimoniaux des oeuvres des photographes comme chez Gamma (alors que le principe du 50/50 a toujours prévalu, que ce soit pour les frais de reportage ou pour le produit de la vente par la suite).
LES DÉS SONT JETÉS
L'attitude de certains médias, eux aussi désireux de limiter leurs frais en iconographie, n'est pas faite pour améliorer le sort de ces photographes. `Le `Figaro´ planche ainsi sur un système qui lui permettrait de conserver les droits des clichés commandés à un photographe extérieur pendant une période qui pourrait osciller entre 6 mois et un an. Une perte de revenu de plus pour nous´,
regrette Yves Forestier. Le soutien public et sans équivoque de grands noms de la photographie comme Cartier-Bresson ou encore la couverture médiatique dont bénéficie le conflit pourront-ils changer quelque chose? Le photographe n'y croit pas. `On a bien été reçu par un représentant de Chirac et du ministère de la culture, mais on ne doit pas se leurrer. Rien n'arrêtera cette logique économique, même si elle ne s'embarrasse pas d'éthique. Certains, les plus connus, s'en sortiront sans doute en cumulant des commandes directes pour des agences. Quant aux autres, il leur faudra sans doute songer à changer de métier.´ Ou, si l'on préfère, se fixer de nouveaux objectifs...
© La Libre Belgique 2002