Le chaos irakien
Anne Nivat, grand reporter et correspondante de guerre, arpente l’Irak depuis le début de la guerre en 2003. Son approche particulière du reportage, à l’ancienne, seule, logée dans des familles, l’a conduite à tisser un réseau riche de relations dans toutes les couches de la société irakienne, dans tous les milieux et toutes les confessions. Dix ans après l’invasion des troupes américaines, elle a décidé de retrouver sur place ses interlocuteurs, devenus ses amis. Une manière de prendre le pouls de ce pays encore "convalescent", pour reprendre les termes du père dominicain Yussif, qui a ouvert une université de sciences humaines et refuse de perdre espoir.
Publié le 18-03-2013 à 04h15
INTIMISTE Correspondante à Paris Anne Nivat, grand reporter et correspondante de guerre, arpente l’Irak depuis le début de la guerre en 2003. Son approche particulière du reportage, à l’ancienne, seule, logée dans des familles, l’a conduite à tisser un réseau riche de relations dans toutes les couches de la société irakienne, dans tous les milieux et toutes les confessions. Dix ans après l’invasion des troupes américaines, elle a décidé de retrouver sur place ses interlocuteurs, devenus ses amis. Une manière de prendre le pouls de ce pays encore "convalescent", pour reprendre les termes du père dominicain Yussif, qui a ouvert une université de sciences humaines et refuse de perdre espoir.
Pour la première fois, Anne Nivat, auteur de nombreux livres et articles sur l’Irak, l’Afghanistan ou la Tchétchénie, a décidé d’emmener une caméra avec elle. Pour France 3, elle signe le documentaire Irak, l’ombre de la guerre H H . Présente à l’image, elle raconte son périple comme un carnet de voyage, insistant sur la nécessité de se fondre dans la population, de prendre des précautions lorsque la caméra est allumée, ou de composer avec les nombreux checkpoints et l’omniprésence des forces militaires ou de police. La guerre est officiellement terminée en Irak. En réalité, l’amertume et la peur dominent encore. L’incertitude politique règne, et le pays pourrait basculer dans la guerre civile.
A Falloudja, Nadjaf, Bagdad, ou Kirkouk, elle recueille à nouveau la voix de ceux qu’on n’entend pas. Il y a cet ancien amiral de la flotte de Saddam Hussein, Adnan, qui raconte le désarroi des soldats de l’armée irakienne obligés de désarmer face à la puissance américaine. Taghlub, jeune pharmacien partageant son temps entre Bagdad et le petit bourg Ali Gharbi, près de la frontière iranienne, où il fait un peu office de médecin, témoigne de l’écartèlement de la jeunesse irakienne, entre amour du pays et soif de liberté. Nidret, mère de quatre enfants, professeure d’anglais et membre de la communauté turcomane de Kirkuk, où les Arabes, les Kurdes et les turcomènes se disputent le pétrole, refuse d’abandonner sa (confortable) maison et son pays malgré les menaces d’attentats et la montée en puissance du communautarisme. "Depuis le début de la guerre d’Irak, nous ne sommes plus vivants", soupire-t-elle. Cette sensation de vie entre parenthèses, de générations sacrifiées, domine tout au long de ce périple à travers ce qui ressemble à un no man’s land livré au chaos.
Juxtaposition de témoignages
Le travail extrêmement riche de Jean-Pierre Krief, Tonnerre roulant sur Bagdad H H , proposé par Arte, vient compléter celui d’Anne Nivat, et se concentre davantage sur la guerre elle-même. Pendant quatre ans et demi, le documentariste, spécialiste de l’Irak et auteur notamment de "Saddam Hussein, histoire d’un procès annoncé", a recueilli une infinité de témoignages, côté irakien et côté américain, pour revenir sur 2003, l’année de l’invasion. La juxtaposition des récits, amenés dans une forme cinématographique, permet de revivre cette guerre de l’intérieur, au plus près des hommes.
Construit en deux parties d’une bonne heure chacune, ce documentaire démarre avec les préparatifs militaires américains à la frontière koweïtienne, à l’automne 2002. Les troupes s’entraînent pour une éventuelle intervention en Irak. De l’autre côté de la frontière, l’attente n’en finit plus pour les civils, les militaires et les dirigeants, qui tentent de donner le change, malgré un armement obsolète largement insuffisant face au suréquipement américain et aux 70000 hommes déployés. Une atmosphère dépeinte avec poésie et justesse par l’écrivain irakien Saad Salloum, qui explique toute l’ambiguïté de la situation pour des Irakiens exsangues, prêts à accepter l’occupation américaine pour être délivrés du régime baassiste de Saddam Hussein.
Le commentaire de Jean-Pierre Krief est minimaliste, le ton est grave. Et lorsque l’invasion devient effective, les images d’archives (souvent inédites) prennent tout leur sens.