"The Get Down": Quand le Bronx fit le break
La série "The Get Down" évoque la genèse de la mouvance hip-hop. Quoique romancée et léchée, elle saisit le contexte social et urbain du crucial été 1977. L’occasion de redécouvrir des œuvres oubliées, qui documentèrent la période.
- Publié le 23-08-2016 à 20h29
- Mis à jour le 24-08-2016 à 11h04
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Avec sa nouvelle série "The Get Down", le géant du streaming Netflix remonte aux sources du hip-hop, à coups de breaks, de rap et de graffitis.
Proposés sur sa plate-forme depuis le 12 août, les six premiers épisodes débutent durant le torride (et dramatique) été 1977, dans le South Bronx, au nord-est de Manhattan, alors peuplé d’Afro-Américains et de Portoricains.
On y suit un quatuor d’ados. Ezechiel (Justice Smith) se rêve en auteur-compositeur. Mylene (Herizen F. Guardiola, révélation de la série) de devenir star du disco. Son pote Dizzee (Jaden Smith) développe ses talents artistiques en taguant. Ils croisent le chemin du mystérieux Shaolin Fantastic (Shameik Moore), qui couvre les murs de fresques colorées, alors que résonne un nouveau courant musical dans les chancres urbains.
Moment charnière
"The Get Down" remixe (très) librement un moment charnière de l’histoire de New York et de la musique. Le disco brille de ses derniers éclats. Dans le premier épisode, un DJ se fait exploser le caisson en pleine "saturday night fever", victime collatérale d’un règlement de comptes entre gangs noirs.
Trois scènes plus tard, les héros de la série assistent à une "block party" rythmée du DJ mythique Grandmaster Flash (Mamoudou Athie) sur ses "wheels of steel" (platines) qui donneront son titre à son album culte ("The Adventures of Grandmaster Flash on the Wheels of Steel"). Il "scratche et "spine" en boucle ses "breaks" favoris, inventant une nouvelle musique en mixant les bribes d’autres.
Trois pionniers
Flash est une authentique figure que met en scène "The Get Down". La bande d’Ezechiel se surnomme les Fantastic Four plus One, clin d’œil aux Furious Five (Cowboy, Melle Mel, Rahiem, Scorpio et Creole), les premiers rappeurs et MC’s (Masters of Ceremony, terme forgé par Mel, Cowboy ayant créé celui de hip-hop lors d’un "scat" vocal plagiant le "drill" de la marche en cadence des Marines).
Le premier épisode cite deux autres pionniers qui régnaient sur les nuits du South Bronx : DJ Kool Herc et Afrika Bambaataa, ex-leader des Black Spades, le plus grand gang du quartier.
Car sous ses excès kitsch, typiques du réalisateur et producteur Baz Luhrmann, la série a une toile de fond historique. En 1977, New York est en pleine faillite financière. Les services municipaux sont inopérants. La police est corrompue. Le tueur en série "Le Fils de Sam" engendre une psychose. Les pompiers ne savent plus où donner de la lance à eau : dans le Bronx, des "tenements" (HLM) partent en fumée chaque jour. Les propriétaires veulent se débarrasser de ces lieux vétustes en touchant les primes d’assurance. Ils paient des gangs pour jouer les pyromanes (épisode 2).
Dans la nuit du 13 au 14 juillet 1977, New York touche le fond : une gigantesque panne d’électricité plonge la ville dans la noir. Violences et pillages se multiplient (épisode 3). Le lendemain, le Bronx ressemble à une zone de guerre. Huit semaines plus tard, le démocrate Ed Koch est élu maire. Ce natif du Bronx instaurera la "tolérance zéro" contre la délinquance et les tagueurs (épisode 4).
Déferlante et décadence
Mais une "rose sortit des ruines de béton" à cette occasion. Avant le black-out du 13 juillet 1977, "il n’y avait que cinq DJ dans le Bronx" dit un protagoniste de "The Get Down". Après les pillages, des dizaines d’émules de Flash, Herc et Bambaataa ont mis la main sur des "sound systems" : la vague hip-hop déferle.
"The Get Down" est bien la version romancée d’une quête de gloire et de reconnaissance. Comme toujours, le succès d’un mouvement spontané marque aussi le début de sa décadence.
En 1979, Sylvia Robinson crée le label Sugar Hill Records et signe les premiers groupes de rap. Douce arnaque : Robinson est une ancienne chanteuse de R&B menant grand train dans le Manhattan huppé. Sugar Hill n’est pas dans le Bronx, mais à Harlem, plus nanti.
Mais c’est pour ce label que Grandmaster Flash enregistre son premier album avec les Furious Five en 1982. Leur hit emblématique, "The Message", malgré ses accents rageurs, ne fut pas écrit et mis en musique par Flash et ses comparses mais essentiellement par des mercenaires du label de Robinson.
Comme "The Get Down", c’était une réécriture du décor "des vitres brisées partout/des types qui pissent dans les escaliers/[…]des rats côté rue/des cafards côté cour/des junkies dans l’allée avec une batte de base-ball" où la "rose" du hip-hop avait fleuri. Ce sont ces aspérités que la légende et la série de Netflix ont lustrées sous les couleurs "flashy" du "mainstream". Alain Lorfèvre
Les œuvres cultes aux sources de "The Get Down"
The Get Down" flirte avec l’inconscient collectif. Il y a un peu de "Fame" (film d’Alan Parker, 1980) dans les ambitions innocentes de Mylene et ses minauderies avec ses copines. Fantastic Shaolin virevoltant sur les toits tel un maître des arts martiaux rappelle les excès fantasques et syncrétiques des "B-movies" de la "Blaxploitation".
"Wild Style"
Mais la matrice cachée de "The Get Down" se trouve dans "Wild Style", petit film indépendant signé en 1982 par Charlie Ahearn, un réalisateur traînant dans la mouvance naissante du "street art". Le film conte la romance entre un graffeur et une graffeuse, à peine joués par Lee Quinones et Sandra Fabara, alias Lady Pink, célébrités du genre à l’époque. Ce sont de mauvais comédiens mais l’intérêt historique de "Wild Style" réside dans son arrière-plan authentique.
Par le biais du personnage d’une journaliste (blanche et blonde), Ahearn recrée les interviews des pionniers de la première scène hip-hop. Elle assiste à des "block parties" et des "dance battles" - certaines saisies sur le vif. Ahearn ne devait rien mettre en scène. Simplement poser sa caméra et filmer Grandmaster Flash ou le légendaire collectif Rock Steady Crew en pleine action.
"Style Wars"
Les deux premiers photographes à avoir documenté la culture des graffeurs hip-hop, dès la fin des années 1970, furent Martha Cooper et Henry Chalfant. Ensemble, ils publieront en 1984 "Subway Art", un recueil de photographies devenu culte (il fut réédité en 2009).
Un an auparavant, Chalfant avait produit un autre film, le documentaire "Style Wars" de Tony Silver. Celui-ci expose la guerre qui oppose les autorités de la ville de New York - et son maire intransigeant Ed Koch - aux tagueurs et graffeurs (Kase 2, Cap, Dondi ou Shy 147) qui peinturlurent la ville. "Je peins un truc et ma signature traverse toute la ville", déclare l’un d’entre eux, Skeme, en regardant passer la rame taguée durant la nuit, aux sons de breaks de DJ’s - un motif récurent dans "The Get Down".
"Style Wars" - qui prend le parti des tagueurs - se termine sur le vernissage des premières expositions de street art dans des galeries huppées de Manhattan. Une consécration qui annonce aussi la perversion du genre par l’appât du gain.
Testaments
"Wild Style" et "Style Wars" s’avèrent a posteriori les testaments d’une période révolue. MTV avait déboulé sur les petits écrans américains en 1981. "Rapture", l’hymne post-disco de Blondie, qui célébrait dans ses paroles Grandmaster Flash ("Flash is Fast/Flash is Cool") et le tagueur Fab Five Freddy, fut l’une des premières vidéos à tourner en boucle sur la chaîne, transformant la culture underground en produit mainstream.
Le chant du cygne viendra avec "Do The Right Thing" de Spike Lee (1989), plus belle, mais aussi ultime excroissance cinématographique de l’âme hip-hop.
Le film s’ouvrait par l’endiablé "Fight the Power" de Public Enemy. Mais le vrai pouvoir - l’argent - l’avait déjà emporté sur l’anarchie et l’intégrité : à la fin de "Do The Right Thing", après une nuit d’émeute, Mookie ramasse les dollars que lui jette avec mépris son patron blanc, comme les rappeurs se laisseront séduire par le pognon des labels.
"Hip Hop Family Tree"
Ceux qui voudraient connaître la véritable histoire du mouvement, de 1970 à 1985, se plongeront avec délectation dans la mini-série de comic books "Hip Hop Family Tree" (éd. Fantagraphics, 2013) d’Ed Piskor.
Optant pour le style, l’argot et l’humour des BD underground de l’époque, Piskor s’amuse à assimiler les célébrités du hip-hop à des héros de comic-books, tout comme "The Get Down" qui joue des références à la culture populaire.