Audrey Pulvar : "Dans l’imaginaire collectif, les femmes noires restent des créatures"

Virginie Roussel Correspondante à Paris
Audrey Pulvar " POP-UP"
Audrey Pulvar " POP-UP" ©Xavier Lahache

Vendredi 17 février, à 18h, Audrey Pulvar dédicace "La Femme" à la Librairie Filigranes. Exposée dans les médias du fait de ses origines, de ses choix, de sa relation avec le ministre Arnaud Montebourg, la journaliste Audrey Pulvar questionne. Sur I-Télé, elle présente "Dimanche Politique" et sur C8, "Pop Up". Auteure de "Libres comme Elles : Portraits de femmes singulières" (Editions de La Martinière), elle publie "La Femme", chez Flammarion, dans lequel elle poursuit son exploration du féminin à travers sa représentation dans l’art. Nourri de sa sensibilité, de sa créolité, ce beau livre chemine de Gauguin à Nan Goldin, photographe qu’elle admire pour sa capacité à exprimer la difficulté d’être au monde. Elle évoque aussi son combat, celui d’une femme qui cherche à être considérée comme un être humain aimable, digne d’amour, quelle que soit sa douleur ou sa singularité…

Qu’est-ce qu’une femme libre ?

Une femme mariée ou pas, mère de famille ou pas, qui arrive à avoir un minimum de prise sur sa vie pour faire ce qu’elle souhaite malgré les circonstances extérieures qui lui sont imposées. Choisir de façonner son destin tout en gardant sa spécificité de femme, c’est un combat. Dans l’esprit de beaucoup, y compris celui des femmes, une forme de radicalité dans ses choix, une volonté d’être financièrement indépendante, sont associées à de la virilité.

De quels déterminismes vous êtes-vous émancipée ?

De mes déterminismes sociaux. Contrairement à ce qui a été écrit à mon sujet, je viens d’une famille modeste. Un père indépendantiste martiniquais, prof de math, qui était un enfant naturel. Une mère assistante sociale. Un grand-père agriculteur, une grand-mère femme de ménage. Née en Martinique, je n’ai pas été programmée pour avoir la vie que j’ai aujourd’hui, mais pour être une femme libre. Ma mère me martelait que je ne devais pas compter sur un homme pour me sentir en plénitude avec la vie. Cela m’a permis de ne pas me sentir démunie ou en danger parce que je n’étais pas mariée.

Le mariage reste donc la norme chez les journalistes en vue ?

Vis-à-vis de mes employeurs, le fait d’être une femme célibataire m’a fragilisée. Au lieu de se dire, elle a de la force, du courage, surtout en élevant une enfant, le réflexe était : elle n’est pas protégée. A 45 ans, ma liberté s’accompagne de l’impression d’être debout sur la branche par jour de grand vent. Cela fait 25 ans que je fais ce métier. Seuls quelques élus se trouvent dans des strates inatteignables. Ils se comptent sur les doigts des deux mains. La plupart d’entre nous sommes à la merci d’un patron de chaîne, d’une conjoncture. Les gens qui me parlent pensent que j’appartiens à cette caste de gens protégés. Ce n’est pas le cas. Tout ce que j’ai, je me bats tous les jours pour le garder.

Dans « Peau noire, masques blancs », Frantz Fanon analyse bien le sentiment de supériorité des Blancs sur les Noirs. Qu’en-est il aujourd’hui ?

Dans l’imaginaire collectif, les femmes noires restent des créatures. On leur prête une dimension animale, plus qu’humaine. Ce qu’on recherchait en Joséphine Baker, c’est une prétendue bestialité. Mais elle a fait de son corps un outil politique avec cette façon de renvoyer les spectateurs à leurs propres turpitudes et petitesses. Avec le travail de Toni Morrison, on se rend compte à quel point il est vital pour nous, Noirs, d’être considérés comme des êtres humains, des êtres aimables, qu’on peut aimer, dont on peut être proche et qui peuvent être semblables.

Quelle force tirez-vous de vos origines martiniquaises ?

La force de la créolité. J’ai des origines africaines, européennes, américaines au sens des îles de la Caraïbe. J’ai baigné dans un milieu anglophone, hispanophone, avec la culture des Indiens caraïbes décimés, mais dont il en subsiste encore quelques-uns à Sainte-Lucie ou à la Dominique. Je viens d’un monde où plus on a l’influence de l’extérieur, plus on est riche, complexe. Je suis quelqu’un de non conforme, d’exogène.

Paradoxalement, vous travaillez au coeur du réacteur médiatique pour Vincent Bolloré, homme d’affaires puissant qui dirige le groupe Canal Plus.

A un tout petit niveau. 2h, le dimanche soir. Pop-Up est regardé peut-être par 200 000 personnes. Ce n’est rien. Mais depuis l’arrivée de Vincent Bolloré, j’ai une liberté éditoriale immense contrairement à ce que dit la presse. Personne ne me dit comment je dois penser. C’est un luxe qui n’a pas de prix. Avec la précédente direction d’I-Télé, j’ai pris des positions dangereuses pour moi. Et j’avais parfois des difficultés à recevoir certains intellectuels tels que Frédéric Worms, Jean-Christophe Rufin jugés trop complexes, pas assez télévisuels.

Durant la longue grève à I-Télé, votre silence vous a été reproché.

J’ai fait grève symboliquement le jour de l’arrivée de Morandini. J’ai expliqué à mes confrères en AG que le mouvement, tel qu’il a été mené, ne se justifiait pas, que s’engager dans un conflit long n’était pas une bonne idée. Je continue de le penser.

Montrer son visage à l’antenne, ce n’est pas neutre.

Longtemps, j’ai bataillé pour faire du reportage sur le terrain. Mais on me disait que j’accrochais à l’antenne, qu’il me fallait exploiter ce truc-là. En 2009, quand j’ai voulu être correspondante permanente à Washington, Patrick de Carolis (NdlR, patron de France Télévisions) m’a répondu : Pourquoi, tu n’es pas bien ? Tu présentes le 19h20 devant 6 millions de téléspectateurs tous les soirs !

Sortez-vous frustrée d’une interview ?

9 fois sur 10. La dixième fois, c’est quand j’ai réussi à créer un moment de vérité, quand l’invité oublie pourquoi il est venu. Je me retire pour laisser le téléspectateur juger de ce qu’il voit. C’est le moment où, par exemple, je demande à Nicolas Sarkozy, alors président de la République : à combien de contrôles d’identité, d’arrestations faut-il procéder pour expulser 25 000 personnes par an ?

Une question vous taraude en particulier ?

C’est le contact humain qui m’intéresse. Parvenir à ce moment de la rencontre qui fait que l’on peut se croire égaux.

Et si vous ne vous sentez pas l’égale de l’autre ?

Ça m’est arrivé, souvent. En général, je fais comme si je ne m’en apercevais pas… Je me souviens d’un jour où j’ai croisé une lycéenne qui vendait du muguet. Elle ne m’a pas regardé avec ce regard qui dit : tu n’es pas moi. Ce regard que je vois tout le temps. Cette jeune fille me regardait comme un être humain qui peut être frère et sœur.

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