Elise Lucet, figure de proue de l'investigation: "France Télévisions est la dernière oasis où l'on peut faire de l'enquête"
Publié le 28-01-2018 à 14h23 - Mis à jour le 28-01-2018 à 15h08
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"Notre boulot c’est de poser des questions et d’obtenir des réponses. C’est simple", à en croire Elise Lucet. Vraiment ? Elle a beau marteler qu’elle travaille avec des équipes formidables, celles de Cash investigation et d’Envoyé spécial, elle a beau assumer - sans fierté - son rôle de tête de gondole, Elise Lucet incarne aujourd’hui le journalisme d’investigation auprès d’un grand public en quête de vérité, d’information. C’est bien elle qui confère à France Télévisions son aura auprès de ce public-là.
De quoi avez-vous peur ?
"De mal faire mon métier. Les gens m’arrêtent dans la rue à longueur de temps : "allez-y", "continuez", "on vous suit". Je n’ai pas le droit de les décevoir. Le plus beau compliment me vient d’une passante qui m’a dit : "Je suis très contente de payer ma redevance ".
Si vous étiez journaliste pigiste, pourriez-vous mener vos enquêtes ?
"Toute seule, dans mon coin, j’aurais peur. Il y aurait trop de menaces sur la vie physique ou économique. Quand une entreprise vous envoie son armée d’avocats, que l’État d’Azerbaïdjan s’attaque à vous, vous avez intérêt à être très solide. Si on s’attaque à moi, on s’attaque à France Télévisons. La menace économique ne lui fait pas peur. France Télévisions est la dernière oasis, avec Arte, où l’on peut faire de l’enquête sans craindre les annonceurs. La plus grande menace des journalistes n’est pas politique, elle est économique."
Combien perdez-vous de campagnes publicitaires à chaque diffusion ?
"On m’a demandé de ne pas le dire. Mais Delphine Ernotte est claire : "On perd de l’argent, mais on va en retrouver ailleurs. Ce n’est pas grave". Notre PDG veut ce genre d’enquêtes. En incarnant la liberté d’informer, votre valeur est devenue inestimable pour France Télévisons. Un symbole, c’est immobile. Moi, je suis mobile. Quand les gens vous prennent pour Robin des Bois, ça m’encombre. Autour de moi, plein de journalistes sont moins présents à l’antenne, mais font avec la même rigueur, le même engagement, le même travail que moi."
Reconnaissez au moins qu’assumer son indépendance au sein d’une télévision publique, donc éminemment politique, reste une gageure.
"Quand on est journaliste, il faut être bilingue ou trilingue. Il faut comprendre tous les milieux, être extrêmement souple et savoir garder le cap que l’on s’est fixé. Pour pouvoir amener les émissions en prime, il faut être capable de rentrer dans des systèmes et les comprendre. Tous les systèmes, y compris France Télévisions. Sinon, ils vous écrasent. Avec les équipes, nous anticipons les réponses de nos interlocuteurs en réfléchissant aux intérêts qu’ils ont à préserver. Quand la vraie interview a lieu, on se rend compte, une fois sur deux, qu’on avait raison."
Le reportage d’Albert Londres en Guyane a conduit à la fermeture du bagne de Cayenne. Et vos enquêtes ?
"Herta investit 25 millions d’euros dans une usine de fabrication de jambon sans nitrite. Dans le Bordelais, ils sont en train d’installer des zones pour ne pas disperser de pesticide autour des écoles, des crèches, des maisons de retraite. Des producteurs réfléchissent à la manière de produire du vin autrement. Le regard change sur les téléphones portables, le diesel… Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont les téléspectateurs vont s’emparer d’une émission et vont faire ce qu’ils vont vouloir. On n’est pas militant. On est journaliste."
Une motion de défiance a été votée contre Delphine Ernotte et des craintes se sont exprimées sur la pérennité de vos émissions.
"Tout cela est derrière nous. Avec Delphine Ernotte, nous avons un rapport de confiance. Jamais je ne l’ai vue se soumettre à une pression politique ou économique. Qu’il y ait des économies à faire à France Télévisions, c’est indispensable. Mais l’antenne, c’est notre trésor. Si on y touche, on touche à notre rapport avec le téléspectateur. On défend la présence des émissions faites en grande majorité par des gens de la maison, c’est une garantie d’indépendance. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’une volonté de toucher à la liberté d’informer. Simplement, on était rentrés dans une logique comptable. La bataille menée sur les magazines a réveillé beaucoup d’inquiétude. Beaucoup avaient été touchés avant nous. Cela a été comme un révélateur d’un sentiment profond de malaise."
Pourriez-vous enquêter sur France Télévisions ?
"D’abord il nous faudrait des documents confidentiels, ce que l’on n’a pas. Je pense que ce serait compliqué. Mais après tout, les choses compliquées sont toujours intéressantes à faire."
"J’ai confiance en toi", le mantra d’Elise Lucet
Christine Ockrent et Anne Sinclair bluffaient la mère d’Elise Lucet. Ces femmes, c’était un symbole. Lacet la maison, on ne ratait ni le 20 h, ni 7/7. La petite fille, elle, était fière de sa mère, institutrice puis directrice d’école primaire. "Je l’ai vue sortir des dizaines et des dizaines de gamins venus de milieux sociaux extrêmement modestes et que le système avait condamnés à ne pas réussir, c’est-à-dire à ne faire le métier qu’ils avaient envie de faire. Elle a débloqué quelque chose chez eux qui était de l’ordre de l’impossible."
Pourtant, Elise Lucet se montre rétive au système des notes, préférant "le monde vrai" à celui des livres. Elle décroche son bac au rattrapage quand sa sœur réussit son parcours scolaire avec deux ans d’avance. Elle casse le modèle parental qui avait permis de s’ouvrir sur le monde… Sa mère lui répète alors cette phrase "magique" : "Tu ne rentres pas dans les clous, mais j’ai confiance en toi. Je ne sais pas quand, comment, ni avec qui, mais tu feras quelque chose."
Son père, auteur, compositeur, interprète, continue de monter sur scène à 83 ans. "C’est un combattant. Ça vous forge. Il a toujours joué avec les mots. C’est une famille où tout le monde travaille avec les mots. Les mots ont un sens."
Côté paternel, un grand-père cordonnier-bottier dont l’épouse élevait leurs huit enfants. Côté maternel, des grands-parents agriculteurs non loin du Mont-Saint-Michel qui ont su faire évoluer leur ferme. "A mesure qu’elle vieillissait, ma grand-mère se libérait de ses certitudes. Un jour, elle est allée en Israël pour voir comment ils cultivaient les légumes dans un kibboutz. Elle n’a pas d’origine juive. Elle avait simplement la curiosité des autres."V. Rou.