Le Projet Daphne, nouvelle forme de collaboration journalistique et de "protection" des journalistes (ENTRETIEN)
Publié le 18-04-2018 à 18h24 - Mis à jour le 19-04-2018 à 12h25
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Laurent Richard, journaliste à Premières Lignes, est à l’origine de « Forbidden Stories ». L’organisation internationale prolonge les enquêtes de journalistes assassinés ou emprisonnés. A commencer par Daphne Caruana Galizia, tuée dans l’explosion de sa voiture à Malte il y a six mois.
Depuis quand enquêtez-vous sur les dossiers de Daphne ?
Dès l’annonce de son décès, nous avons imaginé avec Bastian Obermayer, qui a révélé les Panama Papers (Süddeutsche Zeitung), comment poursuivre les enquêtes de Daphne Galizian sur la corruption ou le blanchiment d’argent. Nous avons rassemblé des partenaires au sein de l’organisation Forbidden Stories et contacté 45 journalistes issus de 18 organismes de presse et de 15 pays différents, dont le New York Times, le Guardian, Reuters, Premières Lignes, la cellule investigation de Radio France, Le Monde et France 2. Ils avaient tous l’expérience de l’investigation et de la collaboration journalistique. Nous avons constitué ce groupe en secret, et enquêtons depuis octobre 2017.
Comment vous coordonnez-vous ? Vous inspirez-vous des Panama Papers ?
Beaucoup de journalistes avaient l’expérience du journalisme collaboratif sur les Panama Papers et les Paradise Papers. Notre rôle à Forbidden Stories est de coordonner, de faciliter et d’organiser cette enquête, de faire en sorte que le groupe communique de manière sûre, chiffrée, protégée. Nous avons composé un groupe hétérogène qui tient compte des talents de chacun. Certains sont expérimentés sur l’évasion fiscale, d’autres sur le crime organisé. Daphne travaillait en parallèle sur plusieurs sujets, maltais et internationaux, qui étaient hautement sensibles et extrêmement dangereux.
Ce qui signifie que vous vous mettez en danger en reprenant ses enquêtes ?
Ce qu’on fait est une activité assez dangereuse, mais la collaboration journalistique est une forme de protection. Cela ne fait plus aucun sens de s’en prendre à un journaliste s’il y en a d’autres derrière qui sont prêts à prendre la relève, et surtout, si on repartage entre nous nos informations. On pense qu’en agissant de façon solidaire, on peut à la fois se protéger et protéger l’info sur laquelle on travaille.
Quel a été le déclic de « Forbidden Stories » ?
Cela fait longtemps que je réalise des documentaires et couvre des conflits dans des pays où la liberté de la presse n’existe pas. Il m’est arrivé de me retrouver dans cette situation du reporter européen qui enquête sur des sujets sur lesquels les journalistes locaux ne peuvent plus enquêter, soit parce qu’ils ont été assassinés ou arrêtés, soit parce qu’il est impossible d’enquêter sur un sujet aussi sensible. Par exemple, j’ai été arrêté en Azerbaïdjan, alors que je poursuivais une enquête sur la corruption, qu’un confrère sur place ne pouvait plus mener parce qu’il était sous les verrous. Cette expérience m’a donné envie d’organiser une sorte de réponse journalistique à ce type d’atteinte contre la liberté de la presse. Ensuite, il y a cet événement, comme je l’ai écrit dans le Guardian, qui est l’attaque en 2015 contre Charlie Hebdo, dont nous étions les voisins. Cela a été un moment traumatisant pour l’équipe de Premières Lignes, et déterminant pour moi. J’ai eu la conviction qu’on devait apporter une réponse journalistique à ce type de censure. Notre sujet n’est pas de faire du lobbying auprès du gouvernement, ce qui est très important. Notre objet est de poursuivre le travail pour informer les gens.
Quand avez-vous créé cette association ?
L’association elle-même, créée à la rentrée dernière, s’appelle Freedom Voices Network, où on retrouve Bastian Obermayer et Edouard Perrin des Panama Papers. J’ai développé ce réseau avec Bastian à l’université du Michigan aux Etats-Unis, où nous avons été accueillis en résidence pendant un an pour développer un projet important pour le journalisme.
Concrètement, comment allez-vous informer ?
Nous avons sorti les premières révélations du « Projet Daphné » ce mardi, en presse écrite, radio, ou télévision. France 2 diffuse ce jeudi soir une enquête signée Jules Giraudat et Arthur Bouvart, « Daphné, celle qui en savait trop ». Tout le monde sort à peu près les mêmes révélations, chacun à sa façon. Les partenaires vont publier des informations, plusieurs fois par semaine. Le projet n’est pas limité dans le temps.
Vous rappelez sur votre site qu’il y a eu des précédents en matière de journalisme collaboratif.
Oui, dès 1976, avec le décès du journaliste américain Don Bolles. Ce qu’il y a de nouveau, c’est le succès des Panama Papers, des Paradise Papers, qui a montré qu’on pouvait croire à cette forme de collaboration. Elle est efficace parce qu’elle permet de donner des informations précises, rigoureuses, partagées, fact-checkées par les partenaires. Et du coup d’avoir un impact plus grand.
Vous faites un appel aux dons…
Oui, car si chacun peut profiter des ressources de ses confrères, cela reste une ASBL, qui dépend de soutiens de fondations, des dons de chacun. Elle emploie deux personnes à temps plein mais c’est important qu’elle grandisse pour coordonner d’autres projets, dans des domaines aussi importants pour tous que l’environnement, les droits de l’Homme, l’évasion fiscale, l’industrie pharmaceutique.