Martine Laroche-Joubert, grand reporter : "Vos problèmes n’ont plus aucune importance face à des gens qui souffrent vraiment"
Entretien avec Martine Laroche-Joubert qui retrace dans son livre trente années de grand reportage à France 2.
Publié le 24-06-2019 à 11h02 - Mis à jour le 24-06-2019 à 11h32
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Entretien avec Martine Laroche-Joubert qui retrace dans un livre trente années de grand reportage à France 2. Silhouette agile entretenue par la natation et le body bar, Martine Laroche-Joubert conserve un regard aux traits juvéniles malgré la vision des massacres. Naturellement, la grand reporter ne se confie pas. Les événements sont plus grands qu’elle. Sans pathos, Une femme au front - Mémoires d’une reporter de guerre paru au Cherche Midi dévoile les coulisses du métier, sur le terrain. Il raconte, aussi, une profession incomprise par la hiérarchie. En Libye, impossible de prévenir la rédaction. L’abonnement du téléphone satellite n’avait pas été réglé…
En lisant votre ouvrage, l’on songe au refrain de Prévert, "Quelle connerie la guerre".
La guerre, c’est sale, c’est sauvage. Je déplore que des populations soient acculées à la guerre. Pour un journaliste, c’est un peu diffèrent. À Sarajevo, sous les obus, John Burns du New York Times avait dit : "Sarajevo, c’est un rêve de journaliste". Malgré l’horreur autour de nous, l’unité de lieu créait une dramaturgie. Pour un journaliste, ce n’est pas une connerie, c’est l’endroit où il peut trouver les situations les plus intenses, les plus intéressantes sur l’être humain.
Qu’avez-vous appris de notre humanité ?
J’ai vu beaucoup d’horreur. Mais j’ai été frappée de voir à quel point les gens peuvent s’adapter à la guerre et comment elle peut révéler des comportements héroïques. À Alep, un asile d’handicapés mentaux se trouvait sur la ligne de front. Tous les jours, malgré les risques, des bénévoles venaient les laver, leur donner un peu de douceur. Sous les tirs et les bombes, des professeurs allaient dans des caves pour enseigner aux enfants à lire et écrire sans crayon ni cahier. Souvent, j’habite chez les gens. Je me souviens en Tchétchénie d’une femme qui mettait un point d’honneur à ce qu’il n’y ait pas un grain de poussière chez elle. Autour, les bombes tombaient et il fallait chercher l’eau à plus de 2 km. Dans la guerre, les gens sont placés dans des situations extrêmes. Tout est plus intense, ramassé, rapide. Les conversations traitent de vie ou de mort. C’est pour ça que je suis allée sur les conflits. J’ai l’impression, avec l’urgence, que je comprends mieux.

Et si vous n’aviez pas été reporter ?
Je me serais réfugiée dans les livres, les films, dans d’autres vies que la mienne. Parce que je peux être aussi très contemplative. Journaliste, ce n’était pas une vocation. C’est mon mari, Patrick, qui m’a dit : "il faut que tu gagnes ta vie. J’ai pensé à un métier pour toi." Quand Le Quotidien de Paris s’est créé (NdlR en 1974), il m’a dit : "je suis sûr qu’ils vont t’engager sur tes diplômes." Je suis rentrée au service économie la mort dans l’âme.
Pourquoi Haïti a-t-elle été aussi déterminante ?
Jamais, je n’ai pensé aller sur les histoires de guerre. C’est venu en tournant ensuite avec des cameramen de France 2 qui m’ont prévenue: "un jour, toi aussi tu iras." En Haïti, c’était très très violent. Les gens étaient découpés à la machette devant nous et nous avons été poursuivis par des gens avec des machettes. J’ai eu peur, sans paniquer. La peur, c’est normal, mais la panique vous fait prendre les mauvaises décisions. Là-bas, j’ai fait de bons reportages. J’ai senti que, dans ce genre de situation, j’arrivais à bien faire mon métier.
Vous avez appris à vous cadenasser. Pourtant, en voyant votre JRI sauver un bébé au Zaïre, vous découvrez que votre froideur risque de vous nuire…
À ce moment-là, je me suis posé beaucoup de questions. Ce n’était pas normal de n’avoir pas pensé à sauver cet enfant-là. Ma réaction manquait d’humanité. Un temps, j’ai arrêté les news. Pour me recadrer, j’ai fait des documentaires. Si je vois des blessures atroces, des membres arrachés, je sais qu’il faut filmer. En même temps, je baisse les yeux pour me protéger un peu. Si ces images commençaient à me hanter, je n’arriverais plus à faire correctement mon métier. Les émotions, quelques fois, sont prêtes à me submerger. C’est une ligne de crête. Je tournais avec des JRI qui avaient beaucoup de sensibilité. Filmer des gens qui meurent de faim autour de nous, c’est effrayant. Ça peut devenir indécent. La frontière est fragile. Ils avaient la bonne distance, pour ne pas sembler agressifs. Ils réussissaient presque à caresser les gens avec leur caméra.

Quel prix vous faut-il payer ?
Je ne fais pas de cauchemars épouvantables la nuit. Mais d’autres confrères sont hantés par des images. Pour les gens tourmentés, comme moi, les guerres peuvent contribuer à un certain apaisement intérieur. Vos problèmes n’ont aucune importance face à des gens qui souffrent vraiment. La vie quotidienne, la routine, les règles, les codes m’angoissent plutôt. Dans une guerre parfois, je me sens apaisée, je disparais. Je suis assez sauvage dans ma manière de vivre, à Paris, à part avec mes enfants et les très proches. Je ne peux raconter mes histoires dans des dîners. Je n’en ai pas envie et les gens ne sont pas prêts à écouter non plus. Mes enfants m’ont toujours comprise. Ils ne se sont jamais accrochés à moi. Ils étaient certains que je reviendrais. Instinctivement, ils ont dû comprendre que c’était essentiel pour moi de faire ce métier.
Un métier pourtant menacé…
Comme les rédactions peuvent recevoir des images, elles se demandent pourquoi envoyer un journaliste. C’est un calcul économique. Mais les histoires humaines qui sont derrière ces images, il n’y a qu’un reporter pour les raconter. C’est indispensable de rencontrer les gens pour expliquer. On envoie des reporters pour avoir les clés de ce qui se passe dans le monde, pour comprendre le mieux possible. Quant aux politiques, ils estiment que c’est de la folie, ils ont peur qu’on se fasse kidnapper. Je comprends, mais chacun son boulot. Il faut que les patrons pensent que l’information est plus importante que le risque éventuel. Certains résistent plus ou moins bien.
Une valise toujours prête pour partir en reportage
À France 2, Martine Laroche-Joubert partait en reportage toutes les trois semaines, environ, pour une durée allant de 5 jours à huit semaines. La valise, toujours prête, contenait des tenues neutres pour se fondre dans la masse. "Il fut un temps où les guerres étaient un peu glamour, affirme-t-elle. Je pense au Liban. Je prenais toujours une robe du soir parce que les chrétiens continuaient de faire des fêtes à Beyrouth. On pouvait passer dans la même journée de l’enfer au paradis." En Syrie ou en Irak, impossible de se laver pendant plusieurs jours faute d’eau. Elle prévoit alors des culottes en papier, des lingettes et toujours un peu de parfum et de crèmes, quelque chose de féminin qu’elle peut laisser aux familles qui l’hébergent.
L’indomptable féminité des combattantes kurdes
"La féminité des combattantes kurdes est constitutive de leur engagement", écrit Martine Laroche-Joubert dans ses mémoires, sans pour autant l’expliciter. Elle nous confie qu’en entendant parler de ces femmes, en Syrie, elle croyait à une forme de propagande. Jusqu’au jour où elle s’est rendue à Kobané, sur la ligne de front, à quelques centaines de mètres des djihadistes de l’État Islamique. Elle découvre alors des femmes de 18 à 30 ans, incroyablement gaies, le foulard coloré autour du cou, de longues nattes : "L’une d’elle portait un petit sac rose Hello Kitty et un lance-missiles sur l’autre épaule. Ce sont de très bonnes snipeuses. J’ai dormi avec elles dans des containers, des maisons abandonnées, par terre, pendant des jours. Chez elles, il y avait toujours cette espèce de féminité indomptable même si les relations d’amour sont interdites avec les combattants. Vous tombez sous le charme de leur voix extrêmement douce. Mais souvent, le discours est totalement langue de bois. Un héritage du marxisme-léninisme, je pense. Elles conduisent des bagnoles au milieu des mines. Elles sont incroyablement disciplinées. Tout se fait dans une sorte de fermeté douce, mais aussi impitoyable. Elles n’ont aucun problème pour tuer."