Dans "Le Temps des ouvriers", le message caché d'une classe qui semble avoir disparu
Et si nous étions tous en passe de devenir des ouvriers soumis au contrôle du temps ? La classe ouvrière semble avoir disparu. Pourtant, son histoire impacte nos sociétés.
- Publié le 28-04-2020 à 06h33
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Découpé en quatre parties, "Le Temps des ouvriers" est magistral et passionnant. Arte, 21 h.
Et si nous étions tous en passe de devenir des ouvriers soumis au contrôle du temps ? La classe ouvrière semble avoir disparu. Pourtant, son histoire impacte nos sociétés.
Primé pour ses documentaires, l’auteur et réalisateur français Stan Neumann est né à Prague, en 1949. En coproduction avec Arte et Les Films d’Ici, il raconte dans Le Temps des ouvriers plus de trois siècles de l’histoire du monde ouvrier européen, sa mémoire enkystée dans les corps, sa culture, sa créativité, ses croyances, sa conscience. Une œuvre majeure en quatre épisodes d’une heure que la voix de l’artiste Bernard Lavilliers déroule avec chaleur.
Stan Neumann appartient à une génération marquée par le marxisme. Mais il réussit à lutter contre "la dimension nostalgique et mythique de cette histoire, sans pour autant l’évacuer". Il filme avec cœur et esthétisme, mêle archives d’hier et d’aujourd’hui, donne la parole à des ouvriers percutants et sensibles, accorde sa place à l’oralité, à la symbolique des vêtements, évoque les révolutions françaises de 1830, la Commune de Paris, le Front populaire, l’autogestion ouvrière pendant la guerre d’Espagne, 1968, Solidarnorsc… Une dizaine d’historiens et de philosophes à travers l’Europe commentent avec fluidité ces quatre opus supervisés par le conseiller scientifique Xavier Vigna, historien des mondes ouvriers à l’Université de Paris Nanterre.
L’absence de temps, contrainte symbolique
À 21 h, Le Temps de l’usine (1700-1820) raconte la naissance de la classe ouvrière en Grande-Bretagne, au XVIIIe siècle. La nouvelle économie "industrielle et commerciale" est portée par le textile. Elle repose sur l’exploitation d’esclaves noirs dans les champs de coton. Les colonies fournissent la matière première aux marchands qui ont l’idée de faire davantage de profit en se transformant en industriels. Ils rassemblent plusieurs milliers d’ouvriers qui travaillent sur leurs propres métiers. Ainsi naît le travail en usine, le factory system. Pour survivre, les tisserands indépendants partent travailler contre salaire dans des fabriques. Les petits paysans sont, eux aussi, chassés de leur terre pour alimenter la main d’œuvre. La misère des ouvriers anglais est si profonde qu’ils s’appellent "les esclaves blancs". Début du XIXe siècle, seule la Belgique adopte le modèle anglais. Elle devient la seconde puissance économique mondiale, "le paradis des capitalistes" et l’enfer des travailleurs.
Le tisserand n’est plus maître de son travail, il est soumis à un emploi du temps réglé par la cloche. Le contrôle du temps est au cœur de la nouvelle économie marchande. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, certaines usines anglaises interdisent aux ouvriers d’avoir leur propre montre sous peine de confiscation, voire de licenciement. Des patrons n’hésitent pas à truquer les horaires pour voler quelques malheureuses minutes. La journée de travail d’un ouvrier peut durer 16 heures auxquelles s’ajoutent 2 heures à pied pour se rendre à la maison.
S’il avait plus de temps, il le passerait à comploter ou à boire. S’il gagnait plus que ce qui est strictement nécessaire à sa survie, il ne travaillerait plus que 3 jours au lieu de 6. Et le capital investi dans les outils de l’usine, cesserait de travailler lui aussi… Autant d’arguments repris par les patrons devant les tribunaux.
À 21 h 55 Le Temps des barricades (1820-1890), à 22 h 55 Le Temps à la chaîne (1880-1935) et à 23 h 55 Le Temps de la destruction (de 1936 à nos jours) poursuivent sur les victoires et les échecs du monde ouvrier.
En France, un cinquième de la population active est composée d’ouvriers, mais on ne les voit plus. Ils travaillent pour Uber, Amazon, Google… À vélo, des coursiers mettent leur vie en danger pour gagner quelques euros. Sur les sites web, des jeunes se chargent de nettoyer les images de viol sur bébé, les actes de décapitation… Ils sont tenus à la confidentialité. Isolés, sans syndicat, sans protection sociale, ces ouvriers du XXe siècle sont livrés à eux-mêmes dans une course contre la montre.Virginie Roussel