"Beloved", le "Grand Œuvre" de Morrison
L’écrivaine remonte à la violente genèse de son roman. Arte, à 22 h 35.
- Publié le 20-11-2020 à 13h56
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"Mon père a assisté au lynchage de deux hommes noirs, dans sa rue à Cartersville, dans l’État de Géorgie, quand il était enfant. Voir deux hommes d’affaires noirs pendus à des arbres, par des vagabonds, alors qu’il était enfant, l’a traumatisé. Il disait sans cesse des choses du genre : ‘Ces Blancs sont irrécupérables. Quoi qu’ils fassent pour se racheter, ils sont à jamais bannis du prétendu genre humain.’ Il était catégorique là-dessus", se souvient Toni Morrison dans un entretien d’archives repêché par le documentaire Toni Morrison et les fantômes de l’Amérique , tandis qu’apparaît une photo d’époque.
Deux corps noirs, suspendus par une cordelette immaculée dans la nuit opaque, au-dessus d’une foule de Blancs chapeautés, souriants, désabusés. Des regards fous tant ils font peur. "Ma mère quant à elle était douce et généreuse. Elle estimait que chacun pouvait se racheter et que la couleur de peau ne comptait pas. Elle nous a appris à considérer avant tout l’individu", martèle la feue romancière .
"Ils ne vivront pas ce que j’ai vécu"
Première femme noire lauréate du prix Nobel de littérature pour avoir, selon l’Académie, "rendu morceau par morceau leur histoire aux Afro-Américains", Toni Morrison est née dans l’Ohio au sein d’une famille ouvrière. En 1987, six ans avant son prix Nobel, Toni Morrison publie Beloved, lauréat du prix Pulitzer.
Le projet du roman germe à la lecture de l’article consacré à Margaret Garner (1834-1858). Esclave dans une plantation de l’État du Kentucky, aux États-Unis, la jeune femme fuit l’esclavage à l’âge de 22 ans et rejoint un État libre avec ses quatre enfants. À l’époque, un propriétaire d’esclaves pouvait aller en territoire libre pour chercher les "fugitifs".
Quand elle l’a vu, elle a foncé vers ses enfants pour les tuer. Elle en a blessé deux, a égorgé le troisième et s’apprêtait à écraser la tête du quatrième contre le mur quand elle a été attrapée. Alors, elle a dit simplement : "ils ne vivront pas ce que j’ai vécu". À son tour, Toni Morrison écrit l’histoire de Sethe, une esclave en fuite.
L’Amérique noire est puissante
Comment les esclaves ont-ils survécu ? Comment les descendants des esclaves ont-ils survécu ? Comment aujourd’hui encore, aux États-Unis, les Noirs survivent-ils ? L’œuvre de Toni Morrison déterre les racines du racisme. "Au début, je ne voulais tout simplement pas y aller, déclare-t-elle. C’était trop douloureux. Et puis, j’ai pensé que si eux l’avaient vécu, je pouvais passer quelques années à l’écrire."
Le documentaire de Claire Laborey diffusé dans la collection "Les grands romans du scandale" donne à voir et à entendre la femme de lettres, l’universitaire, l’auteure, l’éditrice charismatique dont l’œuvre restitue une part de l’Histoire cachée aux Noirs. Les images d’archives, les témoignages de l’activiste Mona Jenkins, de la poétesse Nikki Giovanni, de l’écrivaine Yiyun Li et du metteur en scène Peter Sellars attestent de sa participation à l’édification de notre humanité.