"Il est clair que ceux qui sont fortement dans la croyance détestent ce qu'on fait"
Le débat public est truffé de théories, parfois farfelues, souvent nuisibles. L'art du doute et la rigueur scientifique, un moyen de sauver nos démocraties ?
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Publié le 23-01-2021 à 11h45
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Peur des vaccins, médecines douteuses, théories conspirationnistes, contre-vérités, rumeurs... Le web regorge de théories qui, parfois, rendent le débat public obscur ou envenimé.
Thomas Durand, l'un des cofondateurs de la chaîne YouTube "La Tronche en Biais" et créateur du blog "La Menace Théoriste", est justement connu pour son travail sur la zététique, soit l'art du doute, du développement de l'esprit critique et du scepticisme.
Mais qui dit scepticisme ne dit pas remise en question de tout, tout le temps, sans argument. C'est là que la rigueur scientifique entre en jeu. C'est sur cela qu'il insiste et il rencontre un certain succès sur le web, malgré la complexité apparente des sujets abordés.
"On n'a pas de cible privilégiée mais il est clair que ceux qui sont fortement dans la croyance détestent ce qu'on fait, voire nous haïssent personnellement", affirme-t-il, convaincu que cette discipline mentale est néanmoins indispensable pour nos sociétés démocratiques. "Il n'y a sans doute pas de domaines où les outils de la pensée critique soient inopérants, inutiles", insiste-t-il. Thomas Durand est l'Invité du samedi de LaLibre.be.
Covid-19, pro et anti-vaccins, conspirationnistes… La pensée critique a un rôle à jouer en ce moment ?
Oui. Je ne sais pas si en Belgique c'est comme en France, mais on est le pays le pays le plus vaccinosceptique. Enfin, pas dans le bon sens du terme. Pour moi, le doute est une bonne chose. Mais douter des vaccins, ça ne veut pas dire avoir des soupçons sur le pourquoi on veut nous vacciner. Ce n'est pas la même chose. Or, les deux se mélangent. Il y a des gens dont c'est le métier de nous dire ce qui est vrai et ce qui est faux, scientifiquement, d'évaluer ce que disent les autres chercheurs et d'obtenir un consensus ou non. Il y a un monde scientifique pour dire ce qu'on sait et ce qu'on ne sait pas. Le problème, c'est que même ce que l'on sait est nié. En particulier lorsqu'on parle de vaccins. Je ne comprends pas les motivations. Certains nient l'efficacité des vaccins ARN par exemple. La protection existe, elle a été validée, mais ça, ça ne passe pas. Avec des discours de type conspirationniste. Qui aurait intérêt à nous mentir là-dessus ? La personne qui nous ment sur le fait qu'un vaccin est efficace, si on vaccine et qu'on voit que ça ne fonctionne pas, elle perd tout crédit.
L'homépathie existe bien, pourtant l’efficacité est difficilement prouvable...
Il y a effectivement des médicaments prescrits alors que leur efficacité est insuffisante. Mais si on commence à tout mélanger...
Mais au-delà de l'efficacité, les gens ont aussi des doutes sur la sûreté, les effets négatifs, etc. Malgré tous les éléments rationnels et explicables...
Lorsqu'on a mis des câbles électriques dans les rues, les gens avaient peur de se faire électrocuter ou simplement peur du champ électromagnétique. Ils avaient peur du train, peur que leurs organes allaient se liquéfier. A chaque fois qu'il y du nouveau, il y a une réticence. Ce qui est normal et même souhaitable à la rigueur, au moins ça permet d'être vigilant. Mais quand, en face, on a des réponses, ils commencent à nous pomper l'air... Les vaccins, c'est la technologie qui a sauvé le plus de vies dans l'histoire de l'humanité et elle a fait ses preuves. Comme tout médicament, il y a des effets secondaires, on le sait, et c'est pour cela qu'on est vigilant. On a l'impression que les gens qui découvrent le mot pharmacovigilance pensent qu'il a été inventé hier. Ça fait 60 ans que ça existe. Le vaccin ARN, ça fait trente ans qu'on travaille dessus.
Le débat public n’aide pas toujours.
Le fait d'être exposé à des gens qui prennent des attitudes de savants, voire qui ont des diplômes mais qui disent des choses complètement folles, n'aide pas. Comme Christian Péronne, Didier Raoult dans une moindre mesure ou Alexandra Henrion-Caude, une généticienne azimutée et intégriste qui était dans Hold-up (le documentaire controversé sur le Covid-19, NdlR). Ce sont des gens crédibles a priori car ils sont médecins, ont des diplômes et on les invite dans les médias, donc on les écoute. Mais derrière, on rame à mort une fois que ce soupçon-là est émis... c'est la loi de Brandolini (le fait que l’énergie dépensée à corriger une fake news ou idiotie est plus importante que celle utilisée pour l’énoncer, NdlR). Il faut travailler énormément pour expliquer pourquoi ce n'est pas vrai. On ne peut pas censurer ces gens-là, ce ne serait pas souhaitable. En revanche, il faudrait que les médias qui donnent la parole s'assurent que ce ne sont pas des fous furieux, des marginaux et que la parole qu'ils diffusent ne va pas tuer des gens. Car la parole antivaccin est listée par l'OMS dans les dix plus grands dangers pour l'espèce humaine. Ça tue des gens.
Mais le fait d'avoir trouvé un vaccin en moins d'un an inquiète quand même certains...
Oui, c'est normal d'en être étonné alors qu'il faut trois, cinq, dix ans pour d'autres, alors que pour le Sida, on n'a rien depuis des années. Il ne faut pas dire aux gens que ce sont des crétins mais il faut se renseigner. Ça a été plus vite car on a mis un argent de dingue, car il y avait des volontaires pour les tester, ce qui n'est pas évident en temps normal. Parce qu'il y avait plein d'équipes qui y ont travaillé. Car en fait il y a déjà du recul. Le coronavirus appartient à une famille de virus qui est très connue. Il y avait déjà des outils en place. La protéine Spike qui est visée, c'est la même que pour les autres coronavirus quasiment. Et on a tuilé les étapes. On n'a pas attendu que l'étape 1 soit finie pour valider le passage à l'étape 2. On a eu plus de 40 000 personnes testées pour les vaccins Moderna et Pfizer, c'est beaucoup plus que pour n'importe quel vaccin testé auparavant. Donc oui, ça va plus vite. Les technologies médicales ont également progressé. Moi-même je ne m'y attendais pas. Mais pour une fois qu'on a une bonne surprise dans cette histoire, profitons-en.
Si on se fait l’avocat du diable, on peut dire aussi que la pression sur les groupes pharma pour trouver une solution, ça peut poser problème aussi, non ?
Oui… mais à l'inverse on pourrait se dire qu'ils n'ont pas intérêt à faire de bourde. Car là le monde entier est braqué sur ces vaccins. Les instituts de vérifications sanitaires, les gouvernements peuvent se retourner contre eux... Personne, à part à Marseille (en référence à Didier Raoult et la controverse sur l'hydroxychloroquine, NdlR), n'a intérêt à prétendre avoir un remède quand il n'y en a pas.
Quand on voit le manque de transparence sur certains contrats, on peut se poser la question.
Je suis d'accord. On n'a pas toujours de transparence et on manque de prise sur certains aspects. Il y a peut-être des bonnes raisons pour râler. Mais moi, je m'intéresse aux arguments scientifiques. Les prix, la quantité, ce n'est pas mon domaine. Par contre, on a les preuves d'efficacité et les données sur la balance bénéfices/risques. Le risque existe, évidemment, comme lorsqu'on sort de chez soi ou même quand on reste chez soi. La vie est faite de risques. Des gens meurent tous les jours, même ceux qui ne font rien de dangereux. Se faire injecter un produit, ce n'est pas banal, surtout quand le but est de stimuler le système immunitaire. Donc la réaction est parfois plus grande qu'on ne l'espère, mais c'est pour cela qu'on fait des tests. Il y a des gens qui veulent le risque zéro… mais ils devraient se faire cryogéniser, et encore... Ils vont être déçus toute leur vie.
La balance bénéfices/risques est largement en faveur du vaccin.
Oui. Se vacciner, c'est se protéger soi mais aussi sa grand-mère, son voisin immunodéprimé, etc. C'est un geste citoyen, responsable. Des gens refusent cette part de responsabilité qu'on doit assumer lorsqu'on vit en société. Ils sont individualistes et peut-être qu'on leur a donné trop de raisons de l'être.
Et la frilosité des boites pharma, par rapport aux responsabilités sur les effets secondaires, on peut la comprendre ?
Ça, c'est un problème d'assurance. Je ne vais pas m'exprimer là-dessus car je ne maîtrise pas, ce serait une imposture.
Via les algorithmes de certaines plateformes, les fake news ou théories complotistes sont souvent beaucoup plus virales, ont beaucoup plus de visibilité. Y a-t-il une sorte de pourrissement du débat ?
Pendant la pandémie, on a effectivement vu exploser les comptes conspirationnistes et on n'a pas vu de choses similaires pour les comptes anti-conspirationnistes. Le contexte est favorable aux propos soupçonneux, aux effets de dévoilement et beaucoup moins à la réflexion et la pensée complexe. Le monde est compliqué, évitons de nous fier à des récits faciles qui nous donnent le bon rôle. Or, les conspirationnistes, c'est ça. Il y a des "méchants" et des "résistants". C'est extrêmement valorisant. Donc des gens tombent dedans et veulent y croire, car c'est plus sympa que de voir un monde où personne n'est vraiment aux commandes, où des événements se produisent sans qu'ils aient été prémédités et où tout peut se produire, y compris le pire. C'est rassurant de penser que tout est prévu.
Rassurant ?
Oui. C'est paradoxal... les gens qui croient aux complots et aux gens qui dirigent le monde, au fond, ça les rassure... Le récit QAnon, ce genre de délire collectif, de blockbuster de pseudo-réalité, c'est ça. Ces gens se vivent comme des héros. Alors les sceptiques, terre-à-terre, plan-plan, c’est beaucoup moins sexy. Avec nos récits de biais cognitifs, de complexité... Les algorithmes vont faciliter les choses qu'on partage sous l'impulsion des émotions et tous ces récits provoquent du dégoût, de la peur, de l'inquiétude, de l'angoisse ou même de l'exaltation. C'est beaucoup plus fort que le travail de fourmi de douter de soi. Mais il faut continuer ce travail. On a besoin que les journalistes fassent un meilleur travail, même si on ne peut pas tout leur mettre sur le dos, car c'est compliqué. Mais de toute évidence, il y en a qui font n'importe quoi et invitent n'importe qui, qui font des raccourcis et qui ne se rendent pas compte. Sans oublier que beaucoup de gens ne lisent que les titres. Quand le titre est un raccourci monstrueux, même s'il est démenti dans l'article, c'est grave.
Faut-il repenser internet ? Il y a des questions sur la responsabilité des réseaux sociaux.
Bien sûr. Les décisions que les grandes plateformes ont prises ne vont pas dans le bon sens. Quand Facebook a décidé de favoriser la visibilité des partages des amis proches (dans les fils d’actualités de chacun, NdlR) pour lutter contre les fake news, cela a eu l'effet inverse car les fake news passent par ces bulles-là. Donc on enferme les gens dans des bulles encore plus fortes qu'avant. Ce qu'il faudrait, c'est rétablir la confiance dans les canaux traditionnels. Quand on cite les grands médias, on se rappelle des choses négatives, même s'ils ont informé correctement neuf fois sur dix, et on se tourne vers des médias alternatifs. Tant qu'il n'y aura pas une confiance rétablie entre les journalistes, les politiques et le peuple, ça ne marchera pas. On a encore un noeud de confiance entre la science et le peuple, qui est actuellement sous le feu des conspirationnistes. Si on perd ça, je ne sais pas ce qu'il nous restera derrière. Or c'est la confiance qui fait une démocratie. La preuve avec Trump et Biden: si on n'a pas confiance dans le vote, voter ne sert à rien.
Pourquoi la confiance dans ces médias parallèles, à contre-courant, semble plus facile, même quand il y a des mensonges ou des erreurs avérées ? N'y a-t-il pas le même rapport de défiance ?
Il y a plein de raisons. Il y a un deux poids deux mesures car ils ne sont pas officiels. Des gens pensent que les journalistes sont payés par l'argent public ou, "pire", par des milliardaires, donc on vous soupçonne de base. Celui qui est dans son garage et qui fait une vidéo indépendante, on estime qu'il est plus honnête. Les médias traditionnels ont également beaucoup d'ennemis et essuient beaucoup de critiques. N'importe quelle personne peut monter en épingle les erreurs commises par des vrais journalistes... Par contre, les erreurs de Silvano Trotta (aussi présent dans Hold-Up) par exemple, qui avait dit que la lune est creuse… c'est facile d'oublier qu'il l'a dit, de lui pardonner car il ne prétend pas parler de tous les sujets, de dire qu'il dénonce, qu'il est un lanceur d'alerte, etc. La démocratie va payer cher tout cela. En 2020, ces gens-là ont pris des millions d'abonnés. Aux prochaines élections, on en fera des élus, comme il y en a déjà. Ça risque de donner ce qu'on a vu aux Etats-Unis. Sur des sujets aussi bateau que l'homéopathie, on n'arrive pas à faire comprendre aux gens pourquoi ça marche ou pas… Imaginez quand on en sera aux théories du grand remplacement, aux théories du ruissellement... C'est beaucoup plus compliqué à débunker. On peut être inquiet pour les prochaines années.
Quels intérêts pour les plateformes sociales ? Diffusent-elles volontairement ces contenus ?
Certains anciens de Facebook et Youtube dénoncent la manière dont la "captologie" met en avant des contenus qui rendent les gens captifs. Ce qui marche le mieux, ce sont les contenus avec un narratif fort, et les théories du complot, il n'y a pas plus fort.
Sans oublier ceux qui ont vraiment intérêt à déstabiliser des pays... Notre modèle de société pourrait-il y perdre des plumes ?
Je pense que le lien de causalité entre Twitter, Facebook et l'élection de Trump est réel. Il ne l'aurait pas été sans les plateformes où il pouvait se donner un rôle comme il l'a fait. Ça ne veut pas dire que les réseaux ne sont pas utiles. Je suis sur Youtube, je suis convaincu que cette émancipation de la parole est une bonne chose. Mais on est en transition. Ça fait dix ans que ça existe, que ça déferle, il faut que les digues tiennent et il faut voir comment faire pour que la liberté d'expression demeure, car ce serait la pire chose de revenir en arrière. Il faut faire en sorte qu'elle s'accompagne d'une responsabilité. On ne peut pas dire n'importe quoi à des millions de gens sans qu'il n'y ait de conséquences.
Du côté des médias traditionnels, il y a une responsabilité également. On le voit dans votre passage chez Hanouna d'ailleurs et ce que vous aviez critiqué par la suite...
Oui. Mais je pense que j'y retournerai s'il fallait.
On a vu des exemples chez Pascal Praud aussi sur CNews, avec une chercheuse qui était en quelque sorte piégée face à des climato-sceptiques...
Oui et elle s'était énervée donc ça a donné une séquence "déplorable"…
Ils surfent là-dessus ?
Je pense que Pascal Praud sur CNews, c'est ce qu'on fait de pire à la télévision actuellement. C'est pire que Hanouna, qui fait de l'entertainment. On aime ou non. Personnellement ça ne m'intéresse pas… mais il a même animé des débats qui ont été plutôt intéressants du reste. Mais Praud, il prétend faire de l'information et il invite Luc Montagnier avec personne en face pour le contredire. Ça mériterait une mise à pied je pense, de laisser venir un prix Nobel raconter que le virus qui inquiète tout le monde est une invention humaine, sur la base de… rien… à part ses délires. Quand on a un prix Nobel qui raconte ça, on sait que ça va faire parler, que le buzz est réussi. Mais est-ce que les gens ont été informés ? Non. Désinformer les gens, c'est quoi comme métier ?
Les gens ne connaissent pas forcément le syndrome du prix Nobel, dont semble souffrir Montagnier... Mais pourquoi lui, dans une démarche de doute, on ne devrait pas le croire justement ? C’est ce qu’on pourrait vous répondre…
Franchement… Si Pascal Praud veut qu'on lui explique, je veux bien prendre des heures de mon temps pour le faire.
Vous pensez qu'il l'a fait exprès ?
Je ne sais pas ce qu'il pense mais le but était d'avoir un moment de télévision fort et il l'a eu. S'il s'arrête à ça, il a fait son job. Mais si son job est d'informer les gens, alors il a fait l'inverse...
C'est difficile, la nuance et le regard critique...
On peut changer d'avis sans que ce soit une flétrissure. Les gens qui arrivent et assènent des vérités, comme Didier Raoult par exemple, c'est compliqué pour eux de faire machine arrière. Si Raoult avait été plus nuancé, ça aurait pu être plus simple. Il aurait pu admettre les critiques. Mais là, dans sa position, il a peur de passer pour un con...
Est-ce qu'on n'a pas besoin de discours forts, parfois, pour avancer ?
Vous pensez qu'on a stagné dans la recherche contre le Covid-19? Non. On n'a pas besoin de quelqu’un qui dit avoir tout trouvé. Car quand on pense avoir tout trouvé, on ne cherche plus.
C’est ça, votre travail, au fond ?
Notre démarche, c'est que les gens se posent la question de savoir pourquoi ils pensent ce qu'ils pensent, dans tous les domaines. Que ce soit la religion, la politique, les relations... Il faut un moment de métacognition. Il faut s'interroger. Mais on n'est pas habitué faire ça. Et ce n'est pas une panacée mais ça permet d'être un peu plus prudent. La zététique n'est pas une arme pour seulement contredire l'autre en face. Il faut aussi se contredire soi-même avant tout, ce qui n'est pas confortable. Mais sans le doute, on serait tous intégristes. Au-delà de la pandémie, il y aura plein de crises à l'avenir qui nécessiteront que les gens réfléchissent avant de parler. On veut tout, tout de suite. Mais tous les problèmes compliqués ont une réponse simple et fausse. Il faut donc la mettre de côté et chercher les réponses plus compliquées.