"True crime", l’erreur est inhumaine
Netflix a développé de nombreuses séries documentaires qui décortiquent la malveillance policière et une justice biaisée aux États-Unis, jetant en prison de nombreux accusés à tort. Avec "Preuves d’innocence" et "Trial 4", la vérité des faits devient le plus puissant des twists dramatiques.
Publié le 22-02-2021 à 09h20 - Mis à jour le 22-02-2021 à 09h26
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La série a la beauté soignée d’une équation mathématique. "Le témoignage du docteur West était sans faille. Il parlait comme s’il savait." Ainsi parle à son tour le juré d’un procès à l’issue duquel un innocent, un homme noir, fut condamné à vie, dans le Mississippi. Levon Brooks, jugé coupable du viol et du meurtre d’une fillette de 3 ans, fut définitivement innocenté après seize ans d’incarcération, en 2008. Il mourut dix ans plus tard d’un cancer foudroyant, le temps que la série, sobrement intitulée Preuves d’innocence (Innocence Files en VO) recueille les dernières images d’un homme devenu une ombre, beauté émaciée, qui se demande toujours ce qui a pu lui arriver.
Un expert en "orthodontie médico-légale" a parlé : "Docteur" West, qui l’avait accusé "sans le moindre doute", muni d’une preuve implacable - la coïncidence entre le moulage de la mâchoire du suspect appliqué aux morsures sur le corps de la victime -, en sa qualité de spécialiste d’une science improbable, c’est-à-dire non probante et depuis récusée - les traces de dents expertisées s’avérèrent des succions d’écrevisses sur le petit corps immergé plusieurs jours dans l’eau d’un marais. Spécialiste bidouillant, à l’expertise irrecevable, West est la caricature des experts bateleurs, tribuns de tribunal ou de tribunes médiatiques, les bons clients faiseurs d’opinion et apprentis sorciers.
Beau parleur
Car parler avec autorité, pour beaucoup d’entre nous, revient à faire autorité et à dire la vérité, comme si la chose était du même ordre, comme si la vérité se déduisait d’une autorité admise. Cette vérité que tout le monde a à la bouche, les menteurs, les criminels, les escrocs les premiers. Cette "autorité" morale est pourtant bien celle que des autorités civiles, des instances officielles, ici le système judiciaire, confèrent au beau parleur, ou à l’homme bien né et bien mis. Le juré, comme le spectateur, a la candeur de tout ignorer au début d’un procès, il ne peut dès lors se reposer que sur ce qu’il accorde de savoir et d’autorité (et d’honnêteté, tout est là) à l’expert en criminelle, au policier enquêteur, au procureur, ou à un témoin oculaire formel. Preuves d’innocence déploie sa problématique sur plus de neuf heures.
La série reste disponible sur cette plateforme qui rend l’idée de séance caduque au profit de la réactualisation "nouveau siècle" d’un cinéma permanent : Netflix, qui l’a aussi produite, la diffuse depuis avril. C’est une des meilleures qui soient - avec The Keepers et Parole de tueur les temps passés.
Neuf épisodes et près de dix heures
En ce début 2021 toujours rythmé par la crise sanitaire et le couvre-feu, devenus mode de vie, notre vie restrictive est très loin de ressembler à l’existence carcérale - et l’obscénité en est décuplée de ceux qui se comparent, à voir un tel true crime de nos salons ou de nos chambres. Une autre série très forte, Le Quatrième Procès (Trial 4 en VO), sortie en novembre, est sur la même thématique, via une fois de plus ledit "Innocence Project" et la mission que cette association d’avocats et d’auxiliaires de justice s’est fixée : vider les prisons américaines des condamnés à tort.
D’une patience procédurière illimitée, ainsi va au long cours le nouveau true crime, releveur de torts et des travers de nos démocraties. Soit mêlant plusieurs affaires et leurs figures successives comme Preuves d’innocence, soit en suivant, comme dans Trial 4, la seule histoire hallucinée de Sean K. Ellis, accusé d’avoir abattu un flic corrompu en 1993 à Boston. Accusation forgée de toutes pièces par des collègues des stups. Le coup monté fut ainsi couvert par des ripoux à insigne et des opportunistes en poste sur l’échelle des hiérarchies pendant des décennies.
Du true crime comme examen de la vérité, enquête doublée et retour sur verdict, de ce genre précieux, trivial, mais déclassé parce qu’exclu des noblesses documentaires, il fallait bien parler. De son importance spectatorielle, le genre disséminant partout, sur les chaînes TNT comme les interfaces média.
Il s’agit dans Preuves d’innocence, réalisé à plusieurs mains (mais chaque épisode est bien signé d’un nom d’auteur, en toutes lettres), de briser la valeur d’autorité de l’expertise, de remettre en question les conditions faussées d’exercice de vérité et de justice du système tel qu’il existe. En neuf épisodes et près de dix heures, relayant une suite d’affaires criminelles reliées entre elles par un fil, un détail, un point géographique, un protagoniste, une dizaine "d’innocentations" sont investiguées et les fictions fourvoyées officielles démasquées. L’ensemble constitue un appel étayé, tout drapé de vertu abolitionniste, à ce que le "système" soit repensé, voire renversé, la police, la prison, les peines (de mort prioritairement), étant donné les marges d’erreur et de duplicité en jeu, jetant dans les geôles de faux coupables et de vrais innocents. L’exercice de la vérité ne souffrant pas les sables mouvants du subjectivisme ou du relativisme : soit cet homme a tué, c’est lui, soit il n’a pas tué, et ce n’est pas lui. Point.
"Inspirés d’une histoire vraie"
Donc trois fois trois épisodes comme actes et scènes construisant une tragédie authentique, la série désigne l’auteur comme un enquêteur d’un style particulier, son rôle en abyme - il enquête sur l’enquête. Il devient celui qui veille à ce que le contre-examen criminel soit valable et valide (une vie, un destin brisé, sont en jeu), à ce que le déroulé méthodique du documentaire gagne en puissance. Au bout de la froideur colossale exigée par l’absorption de tant d’éléments à (ré)examiner, par l’attention extrême à ce qui se joue, c’est le bouleversement de la vérité qui, démontant les boniments, fait seule autorité : ce n’était pas lui. Et il faut savoir captiver.
Grâce à Netflix, ainsi, sur les traces du premier succès en 2015, Making a Murderer, un sous-genre rend un son neuf, enfin sa petite musique récalcitrante de genre sale : le true crime. Preuves d’innocence opère par la mise en question rigoureuse du système, son démontage en règle, fastidieux et passionnant. Fond inattendu d’impertinence et positionnement politique clair dans le moteur à plein régime de la plateforme américaine, par le biais d’un genre dénigré. Parce que des flics pourris, on en voyait au cinéma à une époque, dans les films noirs, les films de prohibition ou les films de mafia. Moins aujourd’hui, le mauvais flic se faisant discret dans des fictions et séries "d’expertise". Il n’y a là de sujet que techniciste. Il est alors ailleurs devenu un antihéros plutôt que simple crapule, un monstre de premier plan claqué d’alcool et de drogue, rôle initié par la baderne bouffie de Welles dans La Soif du mal, et que l’on revoit passer quelquefois, chez Herzog ou Ferrara, et leur Bad lieutenant respectif. Le point commun aux films de ripoux : ils sont "inspirés d’une histoire vraie", ne cessent de revendiquer leur part de "factuel", de faits divers in vivo, réels. Mais le true crime serait négligeable, quant à lui. Brouillon mal torché de la fiction reine et sans rien à nous dire que sur notre voyeurisme. Lang, Hitchcock, pourtant. Chabrol, d’autres. Tous leurs films "criminels" ne seraient rien sans la réalité de caniveau qu’ils examinent.
À la hauteur de la hideur
Cette fois, ça change. Au lieu des monstres, des prédations dures, des serial killers, des bas-fonds ineptes, des scènes de crime ; au lieu de la résolution formidable des crimes, de l’interpellation des coupables à force d’expertise, et de la condamnation d’êtres inhumains opaques et faillis ; au lieu de justice rendue, Preuves d’innocence raconte à sa façon superbement intriquée une justice pas rendue du tout. Bâclée, immonde, qui emprisonne à vie des quidams, noirs de préférence puisqu’il s’agit du système et d’une justice racistes, classistes, d’État, condamnant à mort des innocents jugés coupables. C’est encore pire : l’injustice rendue, la corruption, l’impunité de procureurs et d’experts pourris ou de gangs policiers d’extrême droite (les "Vikings", dont le nom rappelle la mascotte cornue du mouvement néofasciste QAnon prenant la pose au siège du Capitole)… Antivaleurs ou qualités négatives sont intégrées au cœur du système faillible et tolérées comme impondérables collatéraux. Cela posé, exposé, scénographié, et réalisé (d’une grande acuité) appelle une seule observation : il y a un nombre impossible à estimer d’innocents enfermés, en prison à vie ou dans les couloirs de la mort attendant leur exécution, aux États-Unis.
L’ensemble est fort, à la hauteur de la hideur de ce que ça décrit. On suit les démarches en tous sens de l’Innocence Project qui, depuis la fin du siècle dernier, rouvre ces dossiers tangents, puants, les avancées des analyses ADN ayant renversé la table entre-temps. Pour la première fois à l’écran, on surprend même l’usage classieux, antonionien, de plans au drone, comme celui à deux reprises s’envolant de la balustrade d’un balcon où se tient l’homme vengé et réhabilité, vers le cadre large d’un paysage, the bigger picture, dans une série qui glisse en permanents tours intelligents du concret de la constitution d’un dossier au plan plus abstrait des concepts. On passe de l’absolue méticulosité d’une enquête, son examen de la vérité (ce qui fut perpétré) et sa logique de continuité, sa réflexion saturée, à la contemplation d’une claire vérité. Faisant le vide, fermant les portes (selon l’expression policière). Les histoires d’enquêtes, les films policiers ou basés sur des faits divers sont précieux pour chercher à connaître la vérité et nous entraîner à la passion de l’exercice, en ce que la vérité n’est pas interchangeable, ni relative, fonction du point de vue ou de l’opinion des experts, mais une. La série, dès son titre, apparente le principe d’innocence et le principe de vérité, mixant les effets-retards du cold case (crime non élucidé) aux éclaircissements rétrospectifs de l’erreur judiciaire : toutes les répercussions humaines et morales ont l’éclat coupant d’un cristal brisé dont on discerne les fragments, dispersés à la lumière du vrai.
Preuves d’innocence de Liz Garbus, Alex Gibney et Roger Ross Williams (9 épisodes) et Trial 4 : le quatrième procès (8 épisodes). Disponibles sur Netflix.