Comment l’industrie instille le doute dans nos esprits pour son profit
Le philosophe Mathias Girel présente "La Fabrique de l’ignorance". Arte, 20h50.
- Publié le 23-02-2021 à 14h46
:focal(955x545:965x535)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/OZIZUNDWPJC4BDBSEMDHAYPLPE.jpg)
Depuis les années 1950, l’industrie du tabac s’est employée à parasiter la recherche scientifique, à instiller le doute dans l’opinion publique pour retarder toute forme de réglementation. À sa suite, les géants de l’industrie agroalimentaire ou pharmaceutique se sont engouffrés dans la brèche, au détriment de la santé publique. C’est ce qu’explique La Fabrique de l’ignorance , passionnant et nécessaire documentaire réalisé par Pascal Vasselin et Franck Cuveillier, coécrit par le journaliste Stéphane Foucart et le philosophe des sciences Mathias Girel. "Dès 2016, nous avions un projet conjoint avec Franck Cuveillier, précise ce dernier. Il a été proposé à différentes boîtes de production et entre-temps, a donné lieu à une série documentaire sur France Culture, rediffusée cette semaine, Agnotologie : la mécanique de l’ignorance. Puis, ce projet a trouvé un bon accueil sur Arte avec la société Zed Production. Mon rôle a été notamment de fournir un cadrage sur les intervenants de sciences humaines et sociales."
Le documentaire met l’accent sur l’agnotologie, champ que vous explorez. De quoi s’agit-il ?
C’est une famille d’enquêtes, un courant, en histoire et sociologie des sciences, un peu en philosophie des sciences, qui s’intéresse à la variété des formes d’ignorance, et pas uniquement à l’ignorance stratégique telle qu’elle est décrite dans le film, qu’elle soit produite intentionnellement ou non. Ce courant multiforme peut s’intéresser à la thématique du secret d’État, ou à l’undone science, la science qui n’est pas faite, un mouvement de mobilisation collective autour d’enjeux scientifiques, qui ne sont pas explorés par la recherche publique ou réglementaire mais qui pourraient l’être. L’ignorance n’est pas seulement ce qu’on ne sait pas. Cela peut être de n’avoir aucune idée d’une réalité ; ne pas croire à ce qui est vrai ; ne pas savoir ce que d’autres savent ; ou encore ne pas savoir ce que personne d’autre en ce moment ne sait…
Ce courant existe-t-il depuis longtemps ?
Tout au long du XXe siècle, il y a eu des travaux sur le secret, l’ignorance, mais qui ne donnaient pas l’impression d’un mouvement commun. Ce courant identifiable remonte au début des années 2000, à Robert Proctor, historien des sciences de Stanford (l e premier à témoigner contre l’industrie du tabac , NdlR). Il a mis ce sujet au centre de la table lors de deux colloques. En 2008, en est sorti un ouvrage collectif, Agnotology, sur la science de l’ignorance et de sa production.
Ce film met en évidence une utilisation délibérée de l’ignorance par les industriels…
Oui, mais il y a aussi des formes d’ignorance non intentionnelles, comme le montrent les séquences sur les biais, notamment idéologiques, avec le psychologue Stephan Lewandowsky. Il n’y a pas que des facteurs stratégiques ou liés à la manipulation de l’information.
Y a-t-il des révélations dans ce documentaire ?
Il y a des choses connues, comme l’histoire du tabac ou du climatoscepticisme, mais même pour un public averti, le documentaire apporte des éléments nouveaux. Comme le triple point de vue sur le bisphénol A ou le témoignage de l’épidémiologiste et médecin Marcel Goldberg sur les normes épidémiologiques, qui se sont profilées dans les années 90 mais qui ont été repoussées heureusement par l’Europe. On voit aussi les gens du Heartland Institute, le lobby climatosceptique, parler face caméra de leur bataille. Contrairement au préjugé répandu dans l’opinion, selon lequel lobbies ou fondations agiraient dans l’ombre, une énorme partie de leur activité est publique. Cet institut a été présent sur le "coronascepticisme" pour minorer l’importance de la pandémie pour les mêmes raisons. Parce qu’il voyait se profiler des réglementations, ou des freins à la libre activité économique.
Quelle est la différence entre la fabrique de l’ignorance et les fake news ?
Les fake news recouvrent des réalités différentes, qui vont de la simple élucubration, de la circulation virale de l’information, des reprises au premier degré d’information parodique, à des choses qui relèvent de la guerre d’information, de la propagande. Toutes ces informations sortent de l’horizon du vrai ou de la vérité. Puisque la contradiction est secondaire dans ces discours, le rapport à l’expertise devient secondaire. C’est un phénomène très différent de celui qui est éclairé par le documentaire, où pour l’ensemble des cas considérés, la connaissance scientifique reste une autorité, le vrai reste un horizon, tellement important qu’il s’agit précisément, quand il est inconfortable ou gênant, d’essayer de le fragiliser. Ou de fournir d’autres causes, de le noyer sous d’autres facteurs. Les recherches financées par les industriels du tabac, par exemple, visaient à explorer d’autres facteurs, soit de maladies cardiovasculaires, soit de cancers du poumon. Il y a eu des recherches sur le rôle des virus dans la cancérogenèse par exemple, sur le rôle du mode de vie urbain, ou sur la qualité de l’air intérieur, quand on s’occupait de tabagisme passif dans les années 80. Notons que parmi les scientifiques financés, certains étaient peut-être complices de ce qui se passait, mais beaucoup de recherches étaient déjà existantes. Le rôle des cigarettiers a été d’établir ce que Proctor appelle un "macro-biais", c’est-à-dire de favoriser des recherches déjà existantes en les finançant, en accélérant leur publication, et du coup, mécaniquement, en diminuant la part relative d’autres recherches.