"Une vraie psychanalyse ou psychothérapie professionnelle"
Marine Vlahovic jette un regard critique sur son quotidien de correspondante en Palestine. Arte Radio.
Publié le 07-06-2021 à 20h01 - Mis à jour le 08-06-2021 à 15h15
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Pendant trois ans, de 2016 à 2019, la journaliste Marine Vlahovic a couvert l’actualité de la Palestine pour les radios publiques francophones. Une expérience marquante, dont elle a mis du temps à se relever. Derrière les papiers et les reportages diffusés se cache une réalité souvent douloureuse, celle d’une journaliste précaire, soumise à des cadences infernales, dans un contexte sensible. Des anecdotes qu’elle livre dans un podcast en cinq épisodes, produit par Arte Radio, Carnets de correspondante .
Est-ce pour ce podcast que vous avez laissé tourner votre enregistreur au quotidien à Ramallah ?
Sur place, je ne pensais pas que j’allais faire ce podcast, suggéré par Silvain Gire, le patron d’Arte Radio, parce que cela nécessitait de révéler que je n’habitais pas officiellement à Jérusalem, et cela me posait de gros problèmes. Je laissais tourner mon enregistreur sans intention de réalisation, pour capter des instants. Je me disais que c’était fou ce que je vivais. J’ai pris finalement la décision de réaliser ce podcast, parce que je voulais dénoncer ce système de domiciliation officielle hypocrite, auquel beaucoup de médias se soumettent. Et je suis convaincue que j’avais une matière extraordinaire à exploiter. J’ai passé un an à dérusher ces sons, à indexer, parce qu’il y avait beaucoup d’épisodes dont je ne me souvenais plus.
Y a-t-il des sons qui vous ont surprise avec le recul ?
Oui. Par exemple, cet épisode de La Marche du retour à Gaza (où elle a failli prendre une balle de sniper israélien, NdlR). J’avais oublié cette réflexion cynique où je dis que ce n’est pas grave qu’un manifestant se soit fait tirer dessus, dans les parties intimes… C’est parfois difficile de se réentendre mais cela m’a fait prendre du recul sur ce que j’étais, ce que je faisais. Ce podcast fut une vraie psychanalyse ou psychothérapie professionnelle. Cette matière sonore m’a permis d’illustrer mon propos, de plonger dedans, sans filtre. C’était important de ne pas faire un récit à voix nue. C’est une création, où j’ai essayé de balancer entre le récit et la puissance du son.
Cela fait penser à une BD avec des bulles où s’expriment vos pensées ?
C’est ce que j’ai essayé de faire. On entend Silvain Gire dans le podcast faire référence aux Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, ce dessinateur de BD qui suit sa femme au gré de ses missions humanitaires dans le monde. Ce type de narration touche le public parce que cela raconte la vie quotidienne, et permet d’expliquer des situations complexes.
Justement, vous évoquez le fait que produire des sujets de 50 ou 90 secondes sur un sujet aussi complexe que l’actualité en Palestine, c’est parfois vide de sens.
Les formats radio ne suffisent pas pour raconter des réalités complexes. C’est possible de travailler sur des temps courts, mais cela demande une exigence que ne permet pas de respecter la vitesse à laquelle on doit travailler. Je faisais attention à ne pas utiliser des formules toutes faites, qui ne veulent rien dire pour les auditeurs, les lecteurs et téléspectateurs puisque je travaillais aussi pour la presse écrite et la télé. Mais c’est compliqué d’échapper à la facilité dans un tel contexte. Cette région nécessite un autre type de narration. Malheureusement, les podcasts sur l’étranger sont peu développés et il y a de moins en moins de commandes sur l’actualité internationale dans les radios publiques pour lesquelles je travaillais, que je préfère ne pas citer.
Vous abordez la précarité croissante du métier de journaliste…
Le statut de pigiste, la précarité, sont un gros tabou dans les médias. Les conditions de travail se détériorent pour les pigistes à l’étranger, et pas que. C’est une réalité floue pour les usagers des médias, qui ne savent pas par qui et comment est fabriquée l’information. Un pigiste à l’étranger travaille sans défraiement. Il faut expliquer aussi les relations complexes avec les rédacteurs en chef, à qui l’on a peur de dire non par crainte qu’ils ne nous rappellent pas. J’avais l’impression qu’ils ne m’entendaient pas, parce qu’eux-mêmes étaient pressés par ce système de course à l’info. C’est nécessaire pour les médias et les journalistes de se remettre en cause, dans cette région et ailleurs.
Vous dites que sur plus de mille sujets, ceux dont vous êtes fière se comptent sur les doigts des deux mains ?
C’est un constat difficile. Il y a énormément de sujets où j’aurais pu aller plus loin, raconter les choses autrement, moins céder à la facilité dans le choix des intervenants ou le vocabulaire employé, les illustrations de reportages. Ramallah est une bulle où il est facile de se laisser enfermer. Je suis extrêmement frustrée de ne pas avoir davantage bougé en Cisjordanie, mais j’ai manqué de temps. Les déplacements sont compliqués à cause des checkpoints et des embouteillages. Je voulais aborder cette réalité sous un angle humain, pas seulement géopolitique, et j’ai été obligée de renoncer à mes idéaux. Cela me faisait souffrir. Je regrette aussi d’avoir consacré beaucoup de temps à mon travail, pas assez à mes amis.
Il y a tout de même de l’humour dans votre podcast !
Oui, il y a des situations cocasses et absurdes, c’était important d’alléger tout ça. Le quotidien n’est pas fait que de drames.
Quels sont vos projets ?
Je ne pourrais plus faire d’actualité, cela m’a vraiment atteinte, je ne supporte plus la pression et le stress. Je travaillerai encore à l’étranger mais sur du temps long. Je prépare un livre, qui pourrait devenir un podcast sur Marseille, où j’habite.
Pour écouter "Carnets de correspondante" : https://www.arteradio.com/serie/carnets_de_correspondante