"Squid Game", la face cachée d’un succès
Selon les chiffres, la série coréenne de Netflix est la plus vue au monde. Selon son concepteur, son impact découle de sa critique du capitalisme. Après "Parasite", ce hit consacre la "hallyu", la vague culturelle coréenne.
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Publié le 22-10-2021 à 06h24 - Mis à jour le 22-10-2021 à 06h25
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Squid Game "soulève de graves questions concernant le futur de l'une des économies les plus florissantes du monde" commente le quotidien anglophone Korean Times en se référant à la série coréenne à succès de Netflix.
Pour rappel, 456 laissés-pour-compte s’y affrontent dans différents jeux pour empocher 45,6 milliards de wons (32,5 millions d’euros). Les perdants de chaque partie sont froidement abattus.
En France et en Belgique, on débat beaucoup (parfois sans l'avoir vue) de la violence supposée de la série et de son impact sur les plus ou moins jeunes (elle est pourtant recommandée à partir de 16 ans sur Netflix). Dans les pays anglo-saxons, moins frileux à l'égard de la violence à l'écran, on prend acte de ce phénomène qui consacre le soft power culturel coréen, sur lequel mise le pays.
En Corée du Sud, l’impact de la série suscite d’autres débats. C’est moins la violence graphique de la série (somme toute pas plus, voire moins violente que bien d’autres productions à succès) qui préoccupe que son reflet des maux de la société coréenne.
Du miracle économique à l’enfer
Hwang Dong-hyuk, le créateur et réalisateur de Squid Game , revendique une critique du néolibéralisme, de l'individualisme et du mirage de l'argent facile : "L'appât du gain des joueurs de la série reflète celui de ceux qui rêvent du jackpot en investissant dans les cryptomonnaies, l'immobilier ou la bourse. C'est ce qui explique son écho à travers le monde."
De même qu’il y a eu un "miracle japonais" dans les années 1960, il y a eu un miracle coréen, appelé localement "miracle du fleuve Han". Après la dévastatrice guerre de Corée, entre 1950 et 1953, qui a abouti à la partition de la péninsule entre un Nord communiste et un Sud pro-américain, longtemps soumis à une dictature militaire, le pays a imposé son industrie automobile et technologique à partir des années 1980. Des firmes comme Hyundai ou Samsung en sont le symbole.
Mais, de même que le miracle japonais stagne depuis l’éclatement de la bulle financière au début des années 1990, l’économie coréenne a été frappée par la crise asiatique à partir de 1997.
Si la Corée du Sud demeure la dixième puissance économique mondiale, un rapport de 2014 de la Banque asiatique de développement souligne que "la rapidité de la détérioration des inégalités de revenu en Corée du Sud au cours des vingt dernières années a été la cinquième plus importante sur vingt-huit pays asiatiques" .
Selon le Korean Time , certains ne se réfèrent plus à la Corée en citant le "miracle du fleuve Han" mais "l'enfer Josean", allusion à la dernière monarchie despotique qui a régné sur le pays.
Situation explosive
Ces dernières années, des films populaire s et primés internationalement comme Parasite ou Burning ont révélé la fracture sociale coréenne.
"La situation est explosive, car la vie est intenable pour les jeunes Coréens, affirmait le réalisateur Bong Joon-ho à La Libre en 2019, lors de la présentation de son film Parasite au Festival de Cannes. Si vous regardez [dans mon film] les membres de la famille pauvre, ils sont tous parfaitement capables et pourtant, ils n'ont pas d'emploi et cela les précipite dans la situation qu'on voit."
"Les problèmes sociaux sont graves partout dans le monde, commente le réalisateur Im Sang-soo ( The Housemaid , 2010). Mais les cinéastes et scénaristes coréens abordent la question avec plus d'audace."
Dans Squid Game , le personnage principal, Seong a perdu son emploi dix ans plus tôt dans une usine automobile Dragon Motors. Lors d'une bagarre entre les participants du jeu, il se remémore les manifestations violentes des ouvriers. Pour les spectateurs coréens, l'histoire de Seong rappelle la fermeture de l'usine Ssangyong en 2009 (Ssangyong signifie "les deux dragons") quand 2 600 travailleurs ont perdu leur emploi. Trente d'entre eux se sont suicidés après les événements.
Seong est criblé de dettes. Un autre problème de société en Corée, où la dette des ménages s’élève à 1300 milliards d’euros, presque autant que le PIB nominal du pays (1474 milliards).
Le personnage d’Ali, un sans-papiers pakistanais, évoque combien la Corée dépend aujourd’hui de la main-d’œuvre étrangère. Comme le Japon, le pays affronte une baisse de la natalité et un vieillissement de sa population.
"Cette série est le fruit du contexte socio-historique , résume le critique de cinéma Oh Dong-jin pour nos confrères de Libération . Le fait que la situation particulière du pays entre en résonance avec la situation du capitalisme mondial […] est la raison pour laquelle le public du monde entier s'est enthousiasmé pour ce drame."
Nous sommes tous des squid gamers…

Le jeu mortel, une recette immortelle
Squid Game n'est pas la première œuvre de fiction à exploiter la recette du jeu mortel. Nombre de films dystopiques ont mis en scène des élites se repaissant du spectacle de pauvres luttant pour leur survie, des Chasses du comte Zaroff (1932) à Hunger Games (quatre films de 2012 à 2015) en passant par Battle Royale (2000). D'autres séries récentes exploitent aussi le concept du jeu de survie doté d'une récompense : Panic (Amazon Prime), The Circle Game et Alice in Borderland (Netflix).
Ces œuvres sombres et violentes reflètent presque des sociétés ultralibérales en crise.
Intitulé The Most Dangerous Game ("Le jeu le plus mortel"), en version originale, le premier film date de 1932, adapté d'une nouvelle de Richard Connell, écrite en 1924 à la veille de la Dépression, durant laquelle le film est tourné.
De même, la trilogie de romans Hunger Games de Suzanne Collins a commencé à paraître en 2008, année de l'éclatement de la crise des subprimes.
On pourrait encore citer Rollerball (1975) de Norman Jewison, produit en Europe et tourné aux États-Unis pendant la récession des années 1970, Le Prix du danger d'Yves Boisset (1983), dans la France de la fin des Trente Glorieuses ou son pendant américain Running Man (1987), à la fin de l'ère Reagan.
Dans ces deux derniers films, des chômeurs sont traqués en direct durant un jeu télévisé mortel, prélude de la téléréalité. Un pactole récompense le survivant.
Battle Royale était à l'origine un roman de Koushun Takami, puis un manga dessiné par Masayuki Taguchi. Les deux paraissent au lendemain de la crise financière asiatique, à la fin des années 1990.
Le fruit d’une politique culturelle
Squid Game consacre la hallyu, la “vague” culturelle coréenne qui déferle aussi via les groupes de K-pop. Les séries coréennes n’ont pas attendu Netflix pour inonder le marché asiatique. En Chine, au Japon ou en Thaïlande, les K-dramas monopolisent les grilles de programme comme naguère les séries américaines en Europe. Ces succès et initiatives sont le fruit d’une politique culturelle volontariste. À Bruxelles, le Centre culturel coréen multiplie les activités à l’occasion du 120e anniversaire des relations diplomatiques entre la Corée et la Belgique. Ce 22 octobre débute, pour une semaine, le 9e Korean Film Festival à Bruxelles, Gand et Anvers. On peut voir jusqu’en janvier une exposition dédiée à la bande dessinée coréenne, au Musée belge de la bande dessinée, à Bruxelles. Le 28 octobre débutera l’exposition What Makes Me Wander (jusqu’au 21 janvier). On pourra y découvrir les œuvres de plusieurs artistes contemporains. A.Lo.
Programme sur brussels.korean-culture.org/fr