Jean-Baptiste Rivoire résiste à Vincent Bolloré
Ancien pilier de l’enquête chez Canal Plus, Jean-Baptiste Rivoire lance "Off Investigation", un nouveau média d’information indépendant.
Publié le 07-11-2021 à 16h48
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À peine sorti de Canal +, l'ancien rédacteur en chef adjoint de Spécial investigation a créé son propre site d'information indépendant, Off Investigation. Son témoignage offre une véritable prise de conscience sur le traitement de l'information, aujourd'hui, en France.
Vous avez travaillé 20 ans au sein de Canal Plus. Comment en êtes-vous parti ?
Spécial investigation a été supprimé en juin 2016. Depuis cinq ans, j'étais mis au placard et je suis rentré en résistance. J'ai écrit dans un petit carnet tout ce que je voyais pour, un jour, témoigner. "Tu sortiras quand tu signeras une clause de silence" m'a-t-on dit. J'ai refusé. Comme j'étais têtu, ils ont fini par me proposer de partir lors d'un plan social. J'ai accepté et avec une bonne partie de mon indemnité de licenciement, j'ai produit une série Emmanuel, un homme d'affaires à l'Élysée. J'ai proposé un bilan du quinquennat d'Emmanuel Macron à huit mois de la présidentielle. Toutes les chaînes m'ont dit "non". M6 répond qu'il ne traite la politique qu'avec Karine Le Marchand, TF1 qu'il a déjà un projet, France Télévisions aussi, Arte que ça n'intéresserait pas les Allemands. Netflix ne fait rien sur les politiques en exercice et Amazon n'a pas répondu. Jusqu'en 2015, il existait une émulation entre deux gros pôles d'investigation, France Télévisions, d'une part, Canal Plus, de l'autre. Mais Bolloré a étouffé l'investigation sur la chaîne. Il a notamment censuré l'enquête au sein du Crédit Mutuel, dont le patron, Michel Lucas, l'avait aidé à monter au capital du groupe. En France, la loi interdit pourtant qu'un actionnaire entrave la liberté éditoriale pour défendre ses intérêts. Pour diffuser des enquêtes, il ne reste donc que France Télévisions. Mais sa patronne, Delphine Ernotte, a encore renforcé sa situation de monopole en 2019 en créant un guichet unique pour tous les documentaires du groupe. J'appelle ça "le centralisme autocratique de France Télévisions". J'ai donc décidé de créer un média indépendant.
Une opération de crowdfunding sera ouverte à partir du 11 novembre sur la plateforme KissKissBankBank afin de réunir 180 000 €.
C'est à peu près l'argent investi pour fabriquer les neuf épisodes de cette série, soit deux à trois fois moins cher qu'un film d'Envoyé spécial par exemple. Nous souhaitons que le contenu soit en accès libre, soutenu par des piliers, des donateurs vraiment motivés. Nous diffusons le premier épisode L'affaire K sur Blast, le site de Denis Robert (grand spécialiste de la lutte contre la criminalité financière, NdlR), afin que leur communauté nous découvre. Beaucoup de Français sont prêts à soutenir une information indépendante, notamment en la finançant. En 15 ans, six ou sept milliardaires ont pris le contrôle de 95 % des médias privés. Les politiques ne font rien pour arrêter cette folie. Bolloré, au capital de Vivendi, a repris le contrôle de Canal Plus, chaîne traditionnellement ancrée à gauche, lui a tordu le bras pour en faire un instrument de combat en faveur de Sarkozy, son candidat favori. Hollande n'a pas levé le petit doigt pour défendre l'indépendance de Canal Plus. Ces milliardaires abîment, massacrent les médias d'information crédibles pour les mettre éventuellement au service de causes politiques.
François Hollande n’aurait pas défendu Canal Plus ?
Quand Bolloré a écrasé Canal +, Hollande a totalement laissé faire. Il a donc tué les Guignols de l'Info et l'investigation. Hollande a fait un énorme travail pour approcher les puissants oligarques. Il a fait la paix avec le groupe TF1 dans l'idée qu'il recevrait quelques miettes de complaisance médiatique en échange. C'était stupide parce que ça ne lui a pas permis d'être réélu. C'est ce que j'ai découvert dans mon enquête, L'Elysée et les oligarques contre l'info, qui sera publiée aux éditions Les liens qui libèrent, le 5 janvier prochain. Je raconte quinze ans de pressions sur les journalistes, sous les trois derniers quinquennats. Sarkozy, Hollande et Macron se sont fait piéger. Il faut mettre en lumière Patrick Drahi, Xavier Niel, Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère, Bernard Arnault… Si un candidat à la présidentielle refuse de montrer patte blanche à ces puissants milliardaires, il n'y a aucune chance que sa candidature soit promue dans les médias.
Qu’en coûte-t-il à un journaliste de s’opposer à Vincent Bolloré ?
Ça rapporte de la notoriété et ça brise une carrière. Depuis septembre, je n’ai plus de travail et j’ai trois enfants. Pour diversifier mes revenus, je fais un peu d’Airbnb et j’ai monté une petite société de location de voitures en auto partage.
Comment votre regard s’est-il affûté ?
Mon père, ingénieur, et ma mère, conseillère d’orientation, m’ont emmené en Algérie en 1973. Ils étaient ce qu’on appelait "Les pieds rouges", ceux qui voulaient aider ce pays indépendant à se développer. J’ai grandi là-bas. À l’époque, ils m’ont un peu naïvement expliqué qu’on était dans le paradis du socialisme. Moi, j’avais sous les yeux des gens pauvres, un régime militaire très violent. L’illusion m’insécurise. Si on ne connaît pas la réalité on est en danger. En revanche, les mensonges et le double discours sont mon carburant. Ça m’amuse de les dénoncer.
Début 2022, vous feuilletonnerez votre série sous la forme de 8 nouveaux épisodes à découvrir sur www.off-investigation.fr.

Nous essayons d’éclairer les citoyens sur le pouvoir en France. Nous traiterons de Sanofi, "laboratoire chouchou", parce que le patron historique Serge Weinberg a fait rentrer Emmanuel Macron à la banque Rothschild. À l’avenir, si le public souhaite un sujet sur le pass sanitaire, par exemple, nous pourrons le solliciter pour un soutien financier. Quand les journalistes ne font pas leur travail, les Français en viennent au complotisme. Et quand la population est en colère, les journalistes se font taper dessus dans les manifs. On se retrouve en danger sur le terrain, il faut des gardes du corps. Alors que les gens attendent juste que nous fassions notre travail de journaliste au lieu d’être des relais de propagande. Pour cela, il faut que les médias soient sainement financés. En France, ce n’est pas le cas.
Un épisode sur Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée
Ce premier épisode de la série Emmanuel, un homme d’affaires à l’Elysée✸✸ est consacré à Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée. Alexis Kohler est aussi l’ancien directeur financier de la compagnie MSC, multinationale italo-suisse, n°2 mondial du fret maritime. En 2018, Mediapart avait révélé le lien familial du “jumeau du Président” avec la direction de MSC. Anticor, association anticorruption française, avait alors porté plainte contre le macronien pour “prise illégale d’intérêt” et “trafic d’influence”. Dans cette enquête passionnante et intelligemment construite, Jean-Baptiste Rivoire et l’équipe d’Off Investigation se sont interrogés sur les saisies de drogue sur les bateaux de MSC, les opacités financières et les polémiques autour de la pollution. “Pour moi, la vérité avance par petites touches. Et comme les médias indépendants n’ont pas beaucoup de moyens, nous travaillons un peu en bande avec d’autres, Blast, Mediapart, Le Monde, Le Canard Enchaîné… C’est ainsi que nous reconstituons les pièces du puzzle”, résume le rédacteur en chef de ce nouveau site d’enquêtes.