Un château, des chevaux, une Mercedes et des voyages en jet: "La folle cavale des nonnes belges"
En 1990, des nonnes brugeoises ont vendu leur couvent pour partir s’installer dans le sud de la France. Tout cela s’est fini au tribunal… Trente ans plus tard, le mystère reste intact. L'ont-elles vendu de leur plein gré ? Ont-elles été manipulées ? Un jeune journaliste a décidé d'enquêter sur cette affaire qui a traversé les frontières. La Libre l'a interrogé.
- Publié le 07-05-2022 à 14h04
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Cette affaire belge a fait le tour du monde en 1990. En même temps, l’histoire ressemble davantage au "pitch" d’un film ou d’une série. Des nonnes belges qui vendent leur couvent pour cinquante millions de francs belges, soit environ 1,3 million d’euros, et partent s’installer dans un château du sud de la France. Avec cet argent, elles auraient aussi acheté des chevaux de course, des voitures de luxe, ou encore voyagé en jet privé.
Un personnage est au centre de cette équipée : Ronny Crab. L'homme à tout faire du couvent brugeois aurait accompagné les religieuses dans leur transaction immobilière. "Est-il leur protecteur ? Leur bourreau ? Les versions divergent, et la vérité semble s'être perdue en route", questionne Binge Audio qui produit le podcast La folle cavale des nonnes belges . Attaqué par une ex-novice pour coups et blessures, faux et usage de faux et d'escroquerie, Ronny Crab avait été arrêté. La justice l'a innocenté. Trente-deux ans plus tard, le journaliste français Anton Stolper part sur les traces de cette histoire étrange. Un entretien à ne pas lire tout de suite si vous souhaitez écouter le podcast.
Vous découvrez l’histoire de ces nonnes en parcourant Twitter lors d’un trajet en train…
Lors d’une veille sur Twitter, on ne trouve pas grand-chose en général. Là, je suis tombé sur la photo d’un article datant du 21 mars 1990. Je l’ai lu et me suis directement dit que l’histoire était dingue. J’ai ensuite fait quelques recherches et je me suis rendu compte qu’il y avait peu d’articles sur le sujet. Je me suis demandé ce qu’il s’était passé et ce qu’étaient devenus tous ces personnages. Binge Audio a accepté l’idée et j’ai eu la liberté d’enquêter.
Vous vous rendez d’abord dans le petit village de Pessan (Gers), là où se trouve le château dans lequel ces femmes ont vécu pendant six mois. Vous y trouvez peu d’éléments ?
En fait, quand j’arrive là-bas, tout le monde a l’impression d’avoir entendu parler de cette histoire. Même ceux qui sont arrivés après. D’autres y étaient déjà installés comme le maire de Pessan et deux ou trois autres personnages. Ils s’en souviennent, mais l’histoire est ancienne… Tout n’est pas clair. Même quand les gens témoignent, il faut démêler le vrai du faux, ce qui relève, ou pas, de la fiction. En fait, je suis surtout allé sur place pour vérifier que cette histoire avait vraiment eu lieu… Je voulais voir à quoi ressemblait ce château aussi.
Justement, vous n’avez pas réussi à y entrer ?
Le propriétaire n’était au départ pas très content de me voir arriver avec mon micro. Il m’a renvoyé vers une autre dame qui avait vécu dans le château dans les années 50-60. Elle a pu me décrire ce lieu majestueux qui comprend 23 pièces.
Je suis tombé sur une dépêche Belga des années 90 expliquant que les nonnes avaient déchanté à leur arrivée car leur nouveau logement était dépourvu d’eau courante et de chauffage central…
Le propriétaire actuel a fait beaucoup de travaux pour le remettre à "neuf". En 1990, le château n’était pas dans un très bel état. Et puis, les nonnes étaient vieilles, elles avaient entre 60 et 93 ans.
Pourquoi ont-elles choisi le Gers, selon vous ?
C’était un endroit qui se situe près de Lourdes. Avant ça, elles ont fait des allers-retours en avion pour rechercher ce château. Elles en avaient visité plusieurs avant de tomber amoureux de celui-là.
Elles n’y restent que six mois car Ronny Crab se fait arrêter ?
Il est arrêté avant, en fait, donc il ne descend pas dans le Gers avec elles. Il est relâché au bout d’un mois. Six mois plus tard, la justice s’en mêle, et le juge d’instruction décide de geler leurs fonds. L’hiver est arrivé, elles étaient fatiguées. Elles n’étaient jamais sorties de leur couvent. Elles découvraient la vie extérieure et se retrouvaient seules à devoir gérer ce bien…
Ces femmes appartenaient à l’ordre des Pauvres Claires. Elles menaient une vie d’ascètes ?
Cet ordre de religieuses a été créé par Saint-François d'Assise et était réputé pour sa rigidité. Avant le Vatican II et l'effort de l'Église catholique pour se moderniser, elles vivaient dans des conditions assez dingues. C'est Douglas De Coninck (journaliste à De Morgen) qui me l'a raconté. Il a pu interviewer les nonnes à l'époque lorsqu'il avait mon âge. Selon lui, elles dormaient plus ou moins dans des cellules, elles mouraient de la moindre maladie car les médecins étaient des hommes et ne pouvaient pas entrer dans le couvent. Elles se fouettaient pour se faire pardonner leurs péchés. Quand un religieux entrait, elles étaient obligées de se coucher à terre à plat ventre et de mettre un voile sur la tête. Après Vatican II, l'une des théories avancée, serait que certaines nonnes se seraient dit : "Tout ça pour ça ?" Et qu'elles ont décidé de profiter de la vie, de son luxe et de ses délices. Ce serait pour cette raison qu'elles auraient vendu leur couvent. Mais il y a une autre théorie. Elles n'auraient, en réalité, jamais eu envie de le vendre. Ce serait ce fameux Ronny Crab qui aurait manipulé les nonnes, car il voulait goûter à toutes ces choses. Je ne sais pas quelle est la bonne version. C'est très compliqué de le savoir.
Quel était le rôle initial de Ronny Crab ?
C’était l’homme à tout faire. Il jardinait, s’occupait de leurs affaires, c’était le chauffeur aussi. C’était un enfant de l’Église, il vient d’une famille brisée et il connaissait extrêmement bien le milieu religieux et le couvent. C’est pour cette raison qu’il a été aussi proche des sœurs. Il avait grandi dans ce milieu et était au courant des codes. Il les comprenait je pense.
L’un de vos intervenants, Pascal, a dormi chez Ronny Crab. Pour lui, ce dernier est un chic type. Le juge d’instruction de l’époque évoque plutôt un "escroc" et même "quelqu’un d’agressif". Deux portraits totalement opposés…
Une dualité entoure sa personne. D’une part, il a tenté à plusieurs reprises de se distancier de cette histoire. Je pense qu’il en a souffert. En 2014, il était proche d’Elke Sleurs (N-VA), il a commencé à grimper dans la hiérarchie du parti et au moment où il avait l’opportunité d’accéder à un poste dans un cabinet, l’histoire ressort et il se fait exclure. En même temps, il a régulièrement tenté de tirer profit de cette histoire d’une certaine manière en vendant les droits à plusieurs reprises. Pour un film, un documentaire… L’ancien juge d’instruction porte un jugement de valeur et raconte ce que lui a vécu. Il a passé des heures à interroger des nonnes. Certaines, au bout de deux ou trois heures, ont éclaté en sanglots. Il garde une très mauvaise impression de Ronny Crab sans pour autant être en désaccord avec la vérité juridique qu’il reconnaît totalement. Il reste sceptique par rapport au personnage. Je voulais être nuancé, montrer les deux points de vue pour expliquer qu’on ne sait pas exactement ce qui s’est passé… Qui a eu l’idée de vendre le couvent et d’aller dans le château ? Cela reste toujours un mystère.
L’affaire a-t-elle fait grand bruit à l’époque ?
Un interlocuteur m'a raconté qu'll y avait une telle attention autour du château qu'un homme qui aidait un peu les nonnes démontait régulièrement le panneau indicatif du lieu. Une voisine en avait assez de voir des journalistes venir par dizaines taper chez elle pour demander où était le château, qu'elle passait son temps à remettre le panneau… L'article que j'ai lu sur Twitter est un article canadien. Des journalistes américains, la BBC, le Sun ont aussi travaillé sur le sujet… Cette histoire a traversé les frontières.
Que sont devenues les nonnes ?
Le couvent a été racheté par des promoteurs immobiliers qui ont abattu pratiquement tous les murs. Il en reste deux ou trois. De petits indices rappellent l’histoire du bâtiment… Des plaques témoignent du fait que c’était à un couvent à l’époque ; la rue s’appelle Colettijnenhof. J’aurais bien aimé retrouver une des nonnes mais je ne pense pas qu’elles soient vivantes. J’envisage peut-être de poursuivre mes recherches pour comprendre ce qu’elles ont fait par après.
Les 3 épisodes sont à écouter dans "Programme B" sur Binge Audio : https ://www.binge.audio/