Fender/Gibson. Cordes sensibles
Mythiques, elles ont allumé le feu du rock, dans les années cinquante. Les guitares Fender et Gibson se sont imposées comme les armes d’une révolution musicale qui allait bouleverser le paysage sonore.
Publié le 10-07-2009 à 00h00
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Mythiques, elles ont allumé le feu du rock, dans les années cinquante. Les guitares Fender et Gibson se sont imposées comme les armes d’une révolution musicale qui allait bouleverser le paysage sonore. Au son clair, neuf et moderne de la Fender, la Gibson répondait par une texture chaude, épaisse et ronde. Chez les amateurs, la polémique ne faisait que commencer : Gibson ou Fender, laquelle est la reine des guitares ? L’histoire débute dans les années trente avec l’avènement du swing aux Etats-Unis. Les big bands, qui comptent parfois une vingtaine de musiciens, produisent un volume tel qu’une guitare "espagnole" (ainsi qu’on la nommait quand elle n’était pas jouée couchée sur les genoux, "à l’hawaïenne"), ne pouvait y tenir qu’une place réduite, limitée à une rythmique d’arrière-plan. C’est à cette époque que des fabricants d’instruments à cordes comme Rickenbacker, Fender ou Gibson s’intéressent à l’électrification. Et que le marché se met peu à peu en place.
Leo Fender (1909-1991) produit, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, des guitares hawaïennes électriques (lap steel) et de petits amplificateurs. Il s’enthousiasme pour le courant honky tonk de la musique country et des artistes comme Hank Williams. Ce "trouve-tout génial" - ainsi qu’André Duchossoir (1), historien de la guitare, le qualifie - met au point la Telecaster, une guitare à corps plein (solid body) et non à caisse creuse comme les guitares classiques ou folk, qui permet d’éviter le larsen, ce son perce-tympans qui jaillit immanquablement d’une caisse ouverte électrifiée. La première Fender commercialisée (1950) a des effets de tsunami dans le milieu musical. Le credo de Leo est avant tout une "approche fonctionnelle", selon André Duchossoir, rentable et pratique dans la fabrication comme dans l’utilisation. Le bois utilisé, du frêne, est peu onéreux. Le manche, jusqu’alors collé, est vissé, ce qui permet de le changer facilement. Et surtout, le corps est une "planche", qui ne nécessite pas un gros travail de lutherie. C’est ainsi que Fender se pose en exact contrepoint à tous ses concurrents.
L’entreprise Gibson Mandolin Guitar, créée en 1902 sur les bases jetées par le luthier Orville Gibson qui se consacre à un son chaud, jazz, et à une lutherie raffinée travaillant des bois de qualité, jette d’abord un oeil méprisant au petit nouveau. Elle se moque dans un premier temps de l’invention que lui propose Lester William Polfuss - alias Les Paul. Le guitariste est pourtant parvenu au montage d’une guitare de type solid body, sans larsen. Et il faudra attendre 1952 pour que les deux parties s’entendent, et que sorte la première Gibson à corps plein "électrifiée".
Certains guitaristes s’afficheront désormais soit avec Fender, soit avec Gibson. Pour faire court, le son clair, sec, brut, c’est plutôt Fender. On le retrouvera dans les miaulements groovy de Foxy Lady (Jimi Hendrix), la funk (le "tictictic" de Nile Rodgers, de Chic, sur le Freak), "le swing des sultans" (Sultans of Swing) de Mark Knopfler (Dire Straits). Les Gibson ont, elles, un son plus rond, plus profond, plus blues. On peut citer parmi leurs fidèles, Albert et BB King, Bob Marley et, bien sûr, le blues gras d’Angus Young.
La plupart des guitaristes, même "estampillés" Fender ou Gibson, vont, à un moment de leur carrière vers l’autre école, pour diversifier leur son, lui donner une teinte différente. Ainsi, David Gilmour (Pink Floyd), connu pour son son "stratoïde", utilise-t-il une Gibson sur certains solos de The Wall. Et Jimmy Page (Led Zeppelin) délaisse sa légendaire Gibson Les Paul pour une Fender Telecaster sur le solo de Stairway to Heaven. Pas vraiment de frontière, donc. Plutôt le feeling du guitariste avec un instrument, ergonomiquement (les Gibson, par exemple, sont particulièrement lourdes), et surtout par rapport au son recherché. Un peu comme un peintre travaillerait ses couleurs.
Retour aux années cinquante, qui seront, pour Fender et Gibson, une période marquée par des tâtonnements commerciaux et des bonds en avant techniques qui verront, pêle-mêle, l’invention de la raffinée Stratocaster (1954), l’avènement du vibrato (qui module le son et constitue "la grande fierté de Leo [Fender]", selon un de ses associés), mais surtout la multiplication des modèles et des gammes de prix.
La guitare est devenue un instrument populaire. C’est l’ère de la créativité, de l’avènement de la consommation, et des bouleversements profonds.
Les deux entreprises (mais aussi les fabricants Gretsch, Martin ou Rickenbacker) doivent faire face à une demande croissante. Le boum du folk participe à la montée en puissance de la mode guitare. Mais c’est surtout la vague de rock anglais (les Shadows, Beatles, Stones, Who) qui submerge les Américains et accroît la demande de guitares. La concurrence, notamment japonaise, est féroce et les modèles se multiplient. De sorte que Leo Fender, dépassé par l’ampleur du marché, vend son entreprise au géant CBS, en 1965.
L’offre continuera de progresser jusqu’à saturation, à la fin des années soixante. Le décès d’artistes, comme Brian Jones des Stones ou Jimi Hendrix, contribue à mettre le rock à guitare en veilleuse, cédant la place au prog rock, moins "gratteux". Et il faudra attendre le mouvement punk, vers 1976, pour que les guitares sortent à nouveau de leurs étuis.
Il y a bien sûr des raisons économiques qui expliquent la survie de Fender et Gibson à la vie tumultueuse du rock’n’roll (et de la pop, du funk, etc.) - des histoires de choix, des options publicitaires. Mais une chose est certaine, dans l’emblématique système de représentation des anciens et des modernes, Gibson et Fender ont su se positionner l’un par rapport à l’autre. Et il n’est de meilleur faire-valoir qu’un concurrent digne de ce nom.
Stéphanie Estournet
©Libération
(1) Auteur de The Fender Stratocaster, Ed. Hal Leonard, 1989; Gibson Electrics, the Classic Years, Ed. Hal Leonard, 1994.