"Etre libre. Même pauvre, mais libre"

Il n’est pas le musicien français le plus connu, mais Jean-Claude Vannier se trouve, avec son écriture et sa composition, derrière le Tout-Chanson française depuis plus de 40 ans. Sans lui, "L’histoire de Melody Nelson" de Serge Gainsbourg n’aurait pas été ce qu’elle est encore, ni le "Di Doo Dah" de Jane Birkin. Ni "Que je t’aime" de Johnny Hallyday, encore moins "Armé d’amour" ou "Plume d’ange", de Claude Nougaro. Certes, on aurait pu se passer du "Prélude de Bach" pour Maurane, mais pas de la "Super nana" de Michel Jonasz et encore moins de "Tous les bateaux, tous les oiseaux" de Michel Polnareff.

Dominique Simonet

Entretien Envoyé spécial à Paris Il n’est pas le musicien français le plus connu, mais Jean-Claude Vannier se trouve, avec son écriture et sa composition, derrière le Tout-Chanson française depuis plus de 40 ans. Sans lui, "L’histoire de Melody Nelson" de Serge Gainsbourg n’aurait pas été ce qu’elle est encore, ni le "Di Doo Dah" de Jane Birkin. Ni "Que je t’aime" de Johnny Hallyday, encore moins "Armé d’amour" ou "Plume d’ange", de Claude Nougaro. Certes, on aurait pu se passer du "Prélude de Bach" pour Maurane, mais pas de la "Super nana" de Michel Jonasz et encore moins de "Tous les bateaux, tous les oiseaux" de Michel Polnareff.

Il n’est pas le plus vantard des musiciens français, loin s’en faut, mais Jean-Claude Vannier distribue aussi son talent au cinéma, à la télévision, au théâtre, tout en élaborant un répertoire personnel nostalgicomique. Un nouvel album vient d’ailleurs de paraître, "Roses rouge sang". Fan de Burt Bacharach, Randy Newman, Cole Porter, des frères Gershwin, ce passionné de jardinage cultive deux jardins : un, dans les Cévennes, qu’il veut "sans épines" et un autre, plus secret, dont il ouvre ici un peu la barrière.

L’on ne vous entend jamais parler de votre enfance…

Ce n’est pas très intéressant

Mais vous avez au moins écrit une chanson sur Bécon les Bruyères…

Oui, c’est un nom incroyable et cela paraît tellement lointain comme ça, mais en fait c’est à cinq minutes de Paris en train. Quand je suis né, il y avait une énorme gare, que les Américains avaient bombardée. J’ai des photos de la gare détruite. Si vous voulez, mon terrain de jeu, ça a été les trous de bombes, envahis par les coquelicots à l’époque, et les grandes palissades C’était d’une tristesse incroyable, et je pense que ça a conditionné toute ma vie. Une espèce de décor misérable de gens qui étaient heureux Le grand écrivain Emmanuel Bove, qui s’appelle Bobovnikov en réalité, est né là et a écrit un bouquin sur Bécon les Bruyères. Il explique qu’il n’y a pas de drame à Bécon les Bruyères, il ne se passe jamais rien, les gens sont normaux, on pourrait y rentrer et en sortir sans s’en apercevoir. Pas de statue de génie absolu, pas de grand criminel C’est une chose qui n’existe pas, ou qui a été inventée Céline est né pas loin non plus. Nous tous qui sommes nés à Bécon les Bruyères, sommes conditionnés par cela.

De quelle manière ?

Ce qui était au départ un handicap un peu dérisoire est devenu, pour moi, une carte d’identité. J’ai toujours pensé que je n’étais pas intéressant pour mes qualités, mais pour mes défauts. Quand j’ai commencé à essayer de vivre de la musique, tout de suite, autour de moi, les professionnels disaient que je faisais de la musique de boîte à conserve. Quand j’ai appris ça, le lendemain, avec des copains, on a monté un orchestre de boîtes à conserves et j’ai trouvé ça une bonne idée finalement.

Où s’arrête l’influence de Bécon les Bruyères ?

J’ai écrit pas mal de choses là-dessus sans le dire nommément. Par exemple, "Super nana" est une chanson qui décrit exactement ce qui se passe à Bécon les Bruyères. Il y a même le mot cynodrome, un endroit qui existait encore à l’époque, pas loin de chez moi. Personne n’a relevé parce les gens ne savent pas ce que ça veut dire. Même Jonasz En dehors du fait que je cite nommément Bécon les Bruyères, beaucoup de chansons sur la nostalgie, sur l’enfance sont inspirées par cela. Même pour Julien Clerc, j’en ai fait une qui s’appelle "Le chiendent", qui parle de ça.

L’époque de “Petits pois lardons” et de l’album “Fais-moi une place”...

On m’a beaucoup critiqué sur les paroles de "Petits pois lardons". Un compositeur a même demandé ma démission à la Sacem, on ne m’a jamais dit son nom. Par lettre, signé et tout Donc voilà, j’ai écrit beaucoup de choses là-dessus. Je pense que j’ai eu une enfance de merde, pour mille raisons, c’était l’après-guerre Môme, je ne voyais pas l’intérêt des photos de Doisneau par exemple, car ces photos, c’est ce que je voyais alors, à quoi ça sert de filmer la réalité ? Aujourd’hui, ça paraît ethnographique.

Quel était votre univers familial ?

Mon père, c’était un type qui aimait bien écouter de la musique parce qu’il était fasciné par le côté technique des appareils. Il y avait beaucoup de nouveautés à l’époque, comme la modulation de fréquence en radio. Parce que nous, on sortait d’une autre époque, on écoutait Francis Carco sur des soixante-dix-huit tours Un formidable auteur de chansons et de bouquins, un baroudeur. Mon père détestait les musiciens, même cordialement. Ma mère n’avait pas trop d’avis là-dessus, et chez moi ça ne rigolait pas si vous voulez. On n’avait pas le droit de boire, pas le droit d’aller au restaurant, pas le droit d’aller au café, pas le droit de danser, pas le droit de fumer, rien, que dalle. C’était une famille comme ça

Que faisait votre père ?

Mon père était inventeur, et il n’a jamais compris qu’il avait, au fond de lui, la même poésie que moi. Il ne la soupçonnait même pas. Donc pour lui, j’étais un inutile, un artiste. Je n’ai jamais pu faire de la musique avant l’âge de 18 ans, quand je me suis enfui de chez moi. Mes parents avaient sûrement des qualités, mais moi je n’étais pas bien, on ne parlait pas

Quels furent vos premiers émois musicaux ?

L’arrivée de Georges Cziffra à Paris par exemple. J’écoutais ça en direct depuis la salle Pleyel. Ou Jacques Brel dans les années où il n'était pas connu, avec ses premières chansons juste à la guitare. Ensuite, je me suis plongé dans Stravinski et Ravel, et Quincy Jones. Ensuite, il y a eu pour moi la révélation Bill Evans, qui était directement le successeur de Debussy et Ravel. Puis Coltrane et Thelonious Monk...

Vos premiers pas dans la musique, vous les avez faits comme ingénieur du son.

Oui, j’ai fait des conneries en jetant les bonnes prises de la maîtresse d’un directeur artistique de Pathé Marconi qui voulait chanter à l’époque des yé-yés, vous voyez... N’importe qui chantait n’importe quoi. Je me suis fait rétrograder aux accordéons. J’aime beaucoup l’accordéon et, de toute façon, les yé-yés, c’était tellement minable que je préférais encore être là. Et puis quand j’ai merdé aux accordéons, on m’a mis "aux Arabes", comme ils disent, et c’était encore meilleur pour moi... A l’époque, c’était une vraie punition, on était en pleine guerre d'Algérie...

Puis vous avez tout fait, auteur, compositeur, interprète, polyinstrumentiste, chef d'orchestre, arrangeur...

Il fallait bien. Je n’ai jamais connu aucun chanteur qui écrive la musique en sachant ce qu’était un violon ou une basse. Donc je faisais les choses à leur place, parce qu’il fallait bien, parce que je n’arrivais pas avec mes propres chansons. J’ai dû m’infiltrer dans la musique, je ne connaissais personne. Comme j’avais 18 ans, je me suis fait avoir de tous les côtés, et après j’ai vite compris...

Vous avez travaillé pour une multitude de chanteurs, de la variété la plus lourde comme Mike Brant (“Laisse-moi t’aimer”) à des œuvres entrées dans l’histoire depuis. Comment s’y retrouver dans l’échelle de la qualité ?

Je m’y retrouve très bien. J’ai fait certaines choses en sachant que ça allait pulvériser le Top 50. J’avais besoin de ça pour me faire connaître. Quand vous avez du succès, les gens ne savent pas ce que c’est que le talent ou la technique, ils sont incapables de vous évaluer, on est toujours jugé par des nains. Eux, ils pensaient que j’avais la baraka, vous voyez ce que je veux dire. On m’appelait à cause de ça et j’avais besoin de survivre, moi. Grâce aux conneries que j’ai faites à droite et à gauche, j’arrivais à des chose de qualité. Des gens comme Barbara ou Nougaro n’étaient pas assez bêtes pour ne pas s’apercevoir de ce que je pouvais faire avec eux.

Dans les années 70, avec Serge Gainsbourg notamment, vous avez participé en première ligne à l’éclosion d’une musique pop francophone.

Je n’en sais rien, et je n’étais pas le seul, il y avait Jean-Claude Petit, Gabriel Yared... Je veux bien qu’on dise tout ce qu’on veut mais je ne m’enorgueillis pas de ce genre de truc. Ce qui m’intéresse, c’est l’avenir. Le passé, alors là, c’est encore autre chose. Par exemple, je ne réécoute jamais ce que j’ai fait. Pour plusieurs raisons. D’abord, ça me déstabilise, je me dis que j’aurais dû faire ceci ou cela. Ensuite, si des trucs sont réussis, je ne veux pas les reproduire. Je veux arriver en studio maintenant ou demain en ayant le trac parce que j’utilise des nouveaux procédés, je fais des choses que je ne faisais pas. Il y a un doute, l’avenir n’est pas certain. Donc je ne refais pas les vieilles recettes.

Comment est-ce que cela s’exprime ?

Je suis pour les formations un peu hétéroclites. Je n’ai jamais travaillé pour un orchestre symphonique car je déteste avoir toujours les mêmes trompettes, les mêmes cordes, les mêmes hautbois. Ce sont des procédés qui nous viennent directement de Mozart et de Berlioz. J’essaie de faire des orchestres où l’on peut mélanger une mandoline avec une grosse caisse, une trompette, une flûte, un harmonium. Ça me paraît bien plus rigolo. Dans les années 70, avec Jean Rostand, j’avais un orchestre de klaxons. On faisait les meetings contre la peine de mort avec les plus grands solistes de jazz, Bernard Lubat, Michel Portal, Jean-Louis Chautemps, Jacques Di Donato...

Quel est votre principe de vie ?

La question la plus importante, que j’essaie de passer aux jeunes autour de moi, c’est celle de la liberté. Etre libre, c’est le secret. Même pauvre, mais libre. C’est la condition sine qua non, comme faire ce qu’on aime. Quand on fait ce qu’on aime, comme la musique, et que ça va mal - forcément, un jour ça ira mal - eh bien on est consolé. J’ai eu des problèmes de tous ordres, tout ce qu’on peut imaginer m’est déjà tombé sur le dos. Je m’en suis toujours sorti grâce à cet amour incroyable de la musique. Une vie sans liberté, c’est une vie sans vie.

En concert le 3 mars à l’Atelier 210 à Bruxelles, spectacle "Tout seul avec mes jouets", (flûte, piano, guitare électrique, accordéon). www.atelier210.be

Albums "Roses rouge sang", Twisted Nerve Rec., "Electro Rapid" et "L’enfant assassin des mouches", Finders Keepers Rec. Distribués sur l’Internet.

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