Bruce est en colère
A 62 ans, plus que jamais en pleine forme, Bruce Springsteen sort “Wrecking Ball”, son 17e album studio. Complètement remonté contre la crise financière de 2008, il livre une œuvre salutaire.
- Publié le 05-03-2012 à 04h15
- Mis à jour le 05-03-2012 à 07h41
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Les icônes se suivent et ne se ressemblent pas vraiment. Fin janvier 2012, Leonard Cohen était de retour, après huit ans d’absence, avec ses "Old Ideas". Cette fois, c’est au tour de Bruce Springsteen de revenir sur le devant de la scène. Deux ans à peine après "Working on a Dream" ("Travailler à un rêve"), il débarque avec "Wrecking Ball" (Boulet de démolition). Le contraste est saisissant. Bruce n’est pas content, c’est le moins que l’on puisse écrire. L’homme s’est toujours senti concerné par le monde qui l’entoure. Il le doit sans doute au milieu familial dans lequel il a grandi. La crise, ça le connaît. Dans les années 50, son père se retrouve au chômage et éprouve d’énormes difficultés à retrouver un travail. C’est donc sa maman qui subviendra aux besoins de la famille, "travaillant très dur chaque jour", raconte-t-il devant une centaine de journalistes réunis le 16 février dernier.
Mister Springsteen, qui n’est pas du genre à s’exprimer à tout-va, s’est déplacé à Paris pour rencontrer la presse européenne, rejointe par l’Australie et le Japon. Antoine De Caunes, maître de cérémonie et davantage fan inconditionnel, est là pour amorcer la rencontre. Au programme, une session d’écoute, en exclusivité, des 10 morceaux écrits, composés et interprétés par le Boss, 62 balais au compteur - en paraissant 10 de moins. Elle se tient au théâtre Marigny, à deux pas des Champs-Elysées. L’on ressent d’emblée une certaine incongruité à se retrouver confortablement installés dans des fauteuils de velours rouge, alors que la batterie martèle, les loops font des boucles et les guitares frappent. C’est l’intro de "We Take Care of Our Own". Côté forme, si l’on n’a pas affaire à une révolution de palais, l’on sent que les choses bougent. On le doit sans doute à la réalisation de Ron Aniello. De ci, des loops ("Shackle and Drawn", aussi), de là, des traces de hip hop ("Rocky Ground"). "Ron Aniello avait travaillé sur certains des enregistrements de Patti (sa femme, par ailleurs bassiste et choriste du E-Street Band, NdlR) auparavant.. Il m’a rejoint alors que je travaillais sur un projet qui n’a pas abouti. C’est alors qu’ont commencé à sortir quelques-unes des chansons de cet album-ci. Il avait beaucoup d’idées fraîches sur la façon dont pourrait sonner la musique, tout en disposant d’une vaste bibliothèque de sons, allant de l’alternatif au hip-hop."
Le folk et la country imprègnent le tout, genres que Springsteen a transcendés en 2006 avec "We Shall Overcome", un hommage à Pete Seeger. "Je recours beaucoup à de la musique folk et de la Guerre de Sécession. La façon dont j’ai utilisé les cors, par exemple, dans "Jack of All Trades", c’était avec l’idée que la musique allait contextualiser historiquement que ce qui se passe actuellement s’était déjà produit auparavant, dans les années 70, dans les années 30 et, antérieurement encore, dans les années 1800. Tout cela est cyclique. J’essaye de traduire une partie de la continuité, et de la résonance historique, à travers la musique."
Autre strate à prendre une place non négligeable, le gospel, ce chant religieux afro-américain est présent tout en douceur et subtilité par le biais des chœurs. "Mon éducation catholique m’a complètement lavé le cerveau. Une fois qu’on y est, on essaie continuellement d’en sortir. C’est un peu ‘catholique un jour, catholique toujours’. Les années qui vous forment vous imprègnent fortement. J’ai eu une éducation religieuse pendant mes 8 premières années d’école, je vivais à côté d’une église, d’un couvent, d’un presbytère et d’une école catholique. Je voyais chaque mariage, chaque enterrement, chaque messe. La vie était remplie d’odeurs d’encens, et d’allées et venues des prêtres et des sœurs, donc cela m’a donné un sens très présent de la vie spirituelle."
Au centre de "Wrecking Ball", donc, l’immense crise financière que les Etats-Unis ont connue en 2008. Rappelons la genèse de "The Rising" (2002) : un inconnu l’interpellant dans la rue, quelques jours après les attentats du 11 septembre et lui signifiant "Bruce, on a besoin de toi". Sept ans plus tard, les gens ont tout autant besoin de lui, de sa force de frappe. "La genèse de cet album est venue après 2008. Des gens ont perdu leur maison - des amis à moi ont été dans ce cas -, et personne n’allait en prison, personne n’était responsable. Il y a eu là une faille énorme qui a mis le système américain tout entier à nu." Et notre homme de regarder dans le rétroviseur de son œuvre. "Si vous considérez mon travail depuis le début, et certainement la fin des années 70, j’ai toujours mesuré la distance entre la réalité américaine et le rêve américain : plus proche, plus loin ? "Darkness on the Edge of Town", "The River", "Nebraska", "Born in the USA", "The Ghost of Tom Joad" : cet ensemble d’albums mesurait cette distance."
L’écart se creuserait-il inexorablement ? Une épreuve en effet que la lecture de certaines des paroles des dix nouvelles chansons. Indubitablement, on est mal barré. En même temps, tout n’est pas foutu. "La chanson ‘We Take Care of Our Own’ pose en quelque sorte les questions auxquelles le reste de l’album tente de répondre. Prenons-nous soin des nôtres ? Bien souvent, la réponse est non : nous n’offrons pas les mêmes chances à l’ensemble de nos citoyens. C’est ce que je réclame. Comme je l’ai toujours fait dans une bonne part de mon travail au fil des ans. Dans le dernier couplet, je me demande ‘où sont les yeux qui voient ?’, ‘où sont les cœurs miséricordieux ?’, ‘où est l’amour qui ne m’a pas abandonné ?’, ‘où est le travail dont j’ai besoin ?’, "où est l’esprit qui me guide ?’" A l’instar de ce que Bob Dylan fut pour lui, Bruce Springsteen espère que l’écoute de sa musique fasse l’effet d’un déclic auprès de son public et l’accompagne ensuite. "Je veux être le courtier le plus honnête possible." Clin d’œil du rockeur qui, après plus d’une heure d’entretien, quitte la scène du théâtre comme d’autres passent la grille de leur usine. Normal pour un type dont les chansons suintent la "working class".
"Wrecking Ball", un CD Sony Music. En concert le 27/5 à Cologne, les 4 et 5/7 à Paris Bercy