L’Europe désaccordée de Wim Mertens
"Charaktersketch" est le nouvel opus du musicien belge. Où il questionne l’Europe, en crise, non seulement avec son économie, mais aussi avec son identité. L’album a été exécuté par un ensemble de seize musiciens.
- Publié le 22-08-2015 à 05h45
- Mis à jour le 22-08-2015 à 17h58
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L’argument du nouvel album de Wim Mertens, "Charaktersketch", est ambitieux : décrire la situation de l’Europe aujourd’hui. Une Union en crise. Non seulement avec son économie, mais aussi avec son identité. Il compte neuf plages - cinq en allemand, quatre en anglais. Un choix délibéré, comme le titre, en allemand lui aussi, à l’heure où certaines voix s’élèvent pour dénoncer le fait que l’Europe est dominée par l’Allemagne.
"Charaktersketch" - dont le titre renvoie au fait que la description du caractère européen ne peut dorénavant plus se faire que sous forme d’esquisse - est le premier volet d’un triptyque. L’idée est venue au compositeur belge en août 2014 après s’être produit à Préveza, une ville grecque, située sur la côte ouest à 500 km d’Athènes. L’objet du concert solo qu’il a présenté ? Commémorer la mort, il y a 2 000 ans, de l’empereur Auguste. "Ce concert a eu un très fort impact sur moi. Quand je suis rentré, je me suis dit que j’avais joué dans un endroit où le destin de l’Europe avait basculé." J u ste à côté de Préveza s’est déroulée en 31 avant J.-C. la bataille d’Actium. "Si Auguste n’y avait pas gagné contre les Egyptiens de Cléopâtre, nous aurions été sous influence arabo-égyptienne."
Seize musiciens
Afin de pouvoir continuer à composer et à enregistrer, Wim Mertens accepte un nombre défini de concerts par an (pas plus de vingt). Dans certains pays, comme le Mexique, l’Espagne, l’Italie, ou l’Angleterre, il a un promoteur. A la mi-juin, le musicien se produisait en solo à la cathédrale de Sienne. "Charaktersketch", qu’il a confectionné comme une partition symphonique sans orchestre symphonique, a nécessité la contribution de seize musiciens. "Ces dernières années, je collabore avec un ‘pool’ de musiciens. Quatre groupes - les cordes, les cuivres, les vents et les percussions - y sont bien représentés. Depuis quelque temps, je travaille sur les changements entre les groupes d’instruments" , nous explique l’artiste qui, pour l’occasion, se mue en théoricien.
Deux semaines après notre rencontre, Wim Mertens va donner une conférence à l’université de Grenade. Il a déjà quelques notes - qu’il complétera au fur et à mesure de l’entretien - et propose de passer en revue chacun des morceaux. On en retiendra l’un ou l’autre, plus essentiels. Il explique pourquoi il a agencé certains instruments, pourquoi il a détourné certains effets (comme les tremolandi) avec, pour chaque exemple, un parallèle avec la situation de l’Europe. Cela vaudrait la peine qu’un livret, comme on en délivre à l’opéra, soit édité même s’il est bien question d’esquisse (sketch).
Détournement de rôles
"Sur un des morceaux ("Uberhandnehmend"), les cordes ont un triple rôle. Rythmique (normalement dévolu aux percussions), harmonique (normalement pour le piano) et, bien sûr, leur fonction mélodique qui est leur fonction traditionnelle", explique l’homme qui s’interroge en permanence, qui remet l’ordre établi en question. Ailleurs (sur "According to the one"), on rencontre un motif entre le saxophone et les trompettes. "J’utilise ce motif comme un signal. Sinon, même un appel. J’attends une réponse de quelqu’un qui écoute ou peut-être j’attends une réponse de l’Europe. Je lance un motif qui dure plusieurs minutes. Ce n’est pas pour rien que c’est joué par les cuivres. Ils ont souvent une fonction d’appel, de signal. Signal peut aussi dire danger. Est-ce que l’Europe est en danger ou non ?"
Il y a aussi "Wie mich dünckt", où Wim Mertens introduit quelques instruments qu’il utilise rarement comme le glockenspiel, certaines percussions, ou le gong (chinois). Ce qui signifie un apport d’éléments européen, africain et asiatique. "Peut-être faut-il développer une autre Europe ?", se questionne avec à-propos le musicien philosophe qui parle de son œuvre comme d’une musi-fiction.
La suite ? Un piano-voix qui s’appellera "What are we, locks to do ?" Une œuvre liée à la poésie de Callimaque de Cyrène (305-240 av. J.-C.) qui est aussi réputé pour avoir rédigé le premier catalogue raisonné de la littérature grecque à la bibliothèque d’Alexandrie. Mais Wim Mertens, lui, s’est tout de suite senti une accointance avec cet artiste qui contestait le gros œuvre épique, comme lui refuse d’écrire des symphonies. Sans parler du fait qu’il avait refusé d’aller à Ephèse, une école pour devenir poète et écrivain. "Il était autodidacte, il contestait les préceptes. De cela aussi, je me sens proche."
"Charaktersketch", un CD WMM/Usura Music.
En concert le samedi 23/8 à l’Openluchtheater d’Ostende et le 25/9 à l’AB de Bruxelles.
Le jeu lié à la chance, la chance liée au risque
S’il y a des artistes qui, le matin, se lèvent à 8h, s’installent à une table et attendent que l’inspiration surgisse, Wim Mertens n’en fait pas partie. "C’est important d’avoir des moments non contrôlés, inattendus voire même ennuyeux", relève celui que l’on questionne régulièrement sur son processus créatif. Il l’explique ainsi. "Je joue de la musique à la façon du jeu. Le jeu est toujours lié à la chance. Et la chance au risque."
On relève une constance dans le parcours de Wim Mertens : l’homme ne déteste rien moins que la verticalité, qu’il considère comme fermée, totalitaire, hiérarchisée. "La mise en place d’une notation très précise à l’instar de la polyphonie franco-flamande (basée sur des motifs de trois notes, sol-si-ré, NdlR) s’est faite sur nos terres, aux alentours de 1500. On a voulu déterminer la durée, le timbre et la dynamique d’une note. Ce qui est le plus absurde, c’est que l’on n’a que douze signes entre le triple pianissimo et le triple forte. Mais tout musicien sait, quand il se retrouve avec son instrument, qu’il y a des milliers de nuances possibles." On ne sera guère étonné d’apprendre que l’instrument préféré du musicien est la harpe même s’il joue du piano et de la guitare. "Sur une guitare, vous contrôlez aussi le son avec la main gauche. Sur une harpe, vous pincez la corde et puis la note s’envole." En toute liberté.
A savoir
Où et quand : Wim Mertens est né le 14 mai 1953 à Neerpelt (Limbourg).
Quoi : depuis 1982, seul ou accompagné, le compositeur a sorti une soixantaine d’enregistrements. "Struggle for pleasure", produit en 1983, le révéla au grand public. Ses musiques ont également servi de BO pour des pièces de théâtre (Jan Fabre) ou des films ("Le ventre de l’architecte" de Peter Greenaway, "Le père Damien" de Paul Cox pour ne citer qu’eux).
Comment : d’aucuns classent sa musique dans la veine minimaliste chère à Philip Glass, Steve Reich ou Michael Nyman.
Partitions
Immatériel. "Hier, j’ai pensé : "Wim Mertens, this is not a CD" pourrait être le titre d’un prochain disque. Parce que le CD n’est plus accepté. Je connais un compositeur qui écrit ses musiques sur partitions. Il ne sait plus où il peut encore acheter le papier avec des portées. "A quel terme devrais-je aller fabriquer le papier parce que je refuse de composer sur ordinateur ?" s’est-il demandé. Une chose incroyable, mais pas inimaginable en 2015."