Concours Reine Elisabeth: un premier prix favori mais un palmarès étonnant
Le Tchèque Lukas Vondracek a été sacré premier prix du concours 2016. Sa 3e sonate de Brahms, en finale, fut bouleversante d’engagement et de profondeur. Son âge - 29 ans - confirme la hausse de la moyenne d’âge des candidats primés.
- Publié le 30-05-2016 à 07h34
- Mis à jour le 31-05-2016 à 09h45
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Il est arrivé à Bruxelles précédé des trompettes de la renommée, dès sa première apparition à Flagey, il fut déclaré grand favori, en demi-finale, il souleva la salle avec une 3e sonate de Brahms bouleversante d’engagement et de profondeur, en finale, l’ensemble de sa prestation - Ledoux autant que Rachmaninov - fut en tous points fabuleux : en offrant à Lukas Vondracek le premier prix du concours 2016, le jury a confirmé l’intuition générale. Le Tchèque est un artiste hors format, mettant une technique infaillible et un mental d’acier au service d’une vision artistique forte et personnelle, assortie du show qui, à chaque fois, créera l’événement tout en cultivant gentiment son image d’ours pathétique et inspiré.
La suite du palmarès suscite plus de questions : certes, l’Américain Henry Kramer avait donné le soir même un 2e de Prokofiev impressionnant de maîtrise et d’intensité, mais de là à coiffer au poteau Alexander Beyer, Chi Ho Han et Alberto Ferro, voilà qui surprend. La présence parmi les six premiers d’Aljosa Jurinic (5e) est encore plus étonnante : malgré une musicalité attestée en demi-finale, le jeune Croate (élève d’Elisso Virsaladze) a fourni un 1er concerto de Chopin assez terne, voire laborieux, et est passé à côté la dimension poétique et onirique de l’imposé de Ledoux. On aurait bien vu Kana Okada ou Hans H. Suh - tous deux non classés - à sa place…
La fraîcheur et l’audace
Joie, par contre, de voir Alexander Beyer et Chi Ho Han bien placés : le premier - qui, à 21 ans, compte aussi parmi les cadets de la session - a fait preuve, depuis le premier tour, d’une intelligence, d’un raffinement musical et d’une maîtrise magnifiques, le second est un magicien, il fut tout simplement le plus émouvant des douze finalistes.
Et désolation, évidemment, de ne retrouver Alberto Ferro qu’à la sixième place. L’arrivée de ce jeune Italien de 20 ans, formé dans sa ville natale de Catane, et débarquant comme un jeune provincial surdoué (avec quand même quelques distinctions prestigieuses à son actif) fut, soudain, une bulle de fraîcheur dans une semaine dominée par des exploits sportifs surhumains. Ferro joua son imposé de mémoire, sans le moindre accroc, en y glissant des subtilités inouïes, et il avait pris le risque de donner le 1er de Rachmaninov, fantasque et moins porteur que le 2e ou le 3e, dont il donna une version infiniment séduisante, et maîtrisée.
Le public - qui ne se trompe pas - lui réserva une ovation tellurique en salle et lui décerna, via Musiq’3, le prix du public.
Rampe de lancement ?
On sait que la présence ou non parmi les six lauréats classés ne dépend parfois que de peu et, dans certains cas, surprend autant les membres du jury que le public. Mais on peut comprendre que Dmitry Shishkin et Larry Weng - cités aussi parmi les grands favoris à l’issue des demi-finales - aient déçu, le premier par trop de sévérité, le second de n’avoir pas pu maîtriser ce colossal 2e de Brahms qu’il jouait pour la première fois avec orchestre (!). En 2013, la victoire de Boris Giltburg - avec ce même troisième concerto de Rachmaninov qui vaut cette fois le premier prix à Lukas Vondracek - marquait un changement par rapport à une donnée constante du Concours : jusque-là, à qualités égales, le jury avait quasi toujours privilégié le candidat le plus jeune, lui faisant crédit d’un avenir sur lequel il (le jury) comptait ainsi peser (Ashkenazy, Novitskaïa, Vanden Eynden, Braley ou même Rémy Genier en sont des exemples…).
Aujourd’hui que la profession de pianiste est de plus en plus embouteillée, la participation à des concours internationaux est devenue partie intégrante du métier. La moyenne d’âge des candidats est en hausse notoire et, en termes d’expérience, notamment avec orchestre, un musicien de 20 ans ne joue évidemment pas dans la même cour qu’un musicien de 29 ans - c’est l’âge des deux premiers lauréats. Toute la question est de savoir si le Concours Reine Elisabeth confirme la qualité des vétérans ou distingue les nouveaux talents.
Les larmes vraies de Lukas Vondracek
Lukas Vondracek est aussi déconcertant en interview qu’en scène. Souriant et plein de bonne volonté, mais n’articulant que peu et regardant le plus souvent ses chaussures quand il répond. Il est dans son monde, même s’il fait de louables efforts pour communiquer avec les humains.
Vous venez d’une famille de musiciens ?
Oui, mes parents sont tous les deux professeurs de piano. C’est dire que je n’ai pas vraiment eu le choix : je devais jouer du piano. Mais j’ai aimé cette enfance, même si c’était un environnement… intense : il faut être immergé très tôt dans la musique si on veut en faire sa vie.
Votre biographie fait état d’un premier concert public donné à quatre ans !
Je n’en ai aucun souvenir ! Mais cela doit être vrai (rire). De nos jours, il y a une recherche d’un certain sensationnalisme et on fait des statistiques sur l’âge des musiciens. Mais comme musicien, ce qui compte n’est pas le nombre de concerts que vous avez donnés et quand vous les avez donnés : c’est un parcours de toute une vie, et ce qui compte, c’est d’avoir l’inspiration nécessaire pour atteindre de nouveaux sommets.
Mais quand avez-vous décidé de devenir musicien professionnel ?
J’ai passé, enfant, pas mal de concours avec un certain succès. On m’a donc encouragé à poursuivre. Mais le moment déterminant a été ma rencontre, à 14 ans, avec Vladimir Ashkenazy, alors directeur musical de la Philharmonie tchèque. J’ai joué pour lui une première fois, il a été très encourageant et m’a demandé de revenir. Il m’a invité à des cours privés dans sa maison en Suisse, et nous avons depuis une relation assez proche. Il m’a ouvert beaucoup de portes, sans lui cela aurait été bien plus difficile. Sans doute ne puis-je pas l’appeler mon professeur, mais passer du temps avec lui, écouter sa philosophie de la musique et même l’entendre jouer trente secondes apprend plus qu’une heure avec un autre professeur. J’ai eu énormément de chance de pouvoir le côtoyer.
C’est lui qui vous a conseillé de poursuivre votre formation aux Etats-Unis ?
Notamment, oui. La République tchèque a bien sûr une tradition musicale très forte, mais la situation actuelle n’y est pas idéale. Je me sens toujours européen, mais la mentalité tchèque a été ruinée par quarante ans de communisme. J’y retourne avec plaisir pour voir ma famille, mais je préfère vivre ailleurs.
Le Concours Reine Elisabeth a-t-il toujours été un but pour vous ?
Non. A l’adolescence, quand j’avais des succès faciles et des concerts, je pensais que ce ne serait pas nécessaire. On peut être stupide quand on est immature ! Mais c’est le concours que je respecte le plus, car tous les vainqueurs ont été des musiciens sérieux, et très inspirants. Je suis dès lors venu avec l’intention de gagner, et j’ai fait de mon mieux. Alors ce mieux vient bien sûr de mes mains, mais je suis reconnaissant aux membres du jury qui ont ouvert leur cœur à ma musique. J’avais déjà envisagé de m’inscrire voici trois ans, mais je n’étais mentalement pas prêt : et je pense qu’il vaut mieux être le plus âgé possible pour venir ici avec le maximum de maturité.
Vous êtes déjà sous contrat avec une grande agence internationale. Ne vous ont-ils pas dit que ce serait un risque pour votre carrière en cas de défaite ?
(Comme un enfant qui se vante d’une bêtise) : Je ne leur ai pas dit que je m’étais inscrit ! Les agents ont leur monde, j’ai le mien. Nous parlons parfois, mais je n’écoute pas toujours ce qu’ils me disent. Je savais que, de toute façon, l’audience que donne ce concours aux finalistes était positive, même si je ne gagnais pas. Je ne suis pas du genre à chercher l’exposition médiatique, mais je sais que c’est une nécessité par les temps actuels.
Avez-vous bien vécu la semaine à la Chapelle ?
Oui, car nous avions beaucoup de whisky et de vodka ! Nous formions un bon groupe, nous entraidant et nous soutenant. C’était une belle expérience, même si je n’y aurais pas passé une deuxième semaine. L’enjeu majeur était de dormir ! La plupart commençait à jouer à 8h du matin, j’ai dû dormir une moyenne de trois heures par nuit… L’œuvre imposée était très difficile, très longue - plus de quarante pages - et certains passages étaient injouables, peu pianistiques. Mais les répétitions avec l’orchestre ont révélé que le soliste était de toute façon inaudible par moments, et qu’il n’était donc pas indispensable de jouer toutes les notes. J’avoue que je n’aime pas la musique contemporaine, mais ceci était une des meilleures pièces que j’ai jouées.
Le choix du troisième concerto de Rachmaninov s’imposait-il comme une évidence ?
Oui. J’ai hésité avec le deuxième de Brahms, mais c’est une œuvre qui me correspond. Je suis compliqué et passionné. Et les larmes que j’avais dans les yeux en le jouant étaient de vraies larmes.
Le palmarès
1. Lukas Vondracek
2. Henry Kramer
3. Alexander Beyer
4. Chi Ho Han
5. Aljosa Jurinic
6. Alberto Ferro
Les six lauréats non classés:
‣ Atsushi Imada
‣ Yoonji Kim
‣ Kana Okada
‣ Dmitry Shishkin
‣ Hans H. Suh
‣ Larry Weng