Everybody dies
Leonard Cohen s’est éteint jeudi à Los Angeles. Il avait 82 ans. "You Want It Darker", son 14e et ultime album, était une œuvre testamentaire. Evocation.
- Publié le 12-11-2016 à 11h56
- Mis à jour le 12-11-2016 à 12h34
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Leonard Cohen s’est éteint jeudi à Los Angeles. Il avait 82 ans. "You Want It Darker", son 14e et ultime album, était une œuvre testamentaire. Evocation.
Le 21 septembre dernier, à l’occasion de ses 82 ans, c’est Leonard Cohen qui régale. Une fois n’est pas coutume. Le légendaire poète montréalais offre un 14e chapitre à sa discographie, le sublime et bouleversant "You Want It Darker". L’album ne sortira qu’un mois plus tard, mais il était fin prêt. Dans l’intervalle, le 13 octobre, cet artiste d’exception convie une soixantaine de journalistes dans la résidence officielle du Canada à Los Angeles, ville où il réside désormais. Il y possède une maison dans le quartier de Mid-Wilshire, qu’il partage avec sa fille Lorca et ses petits-enfants. Son fils Adam, 44 ans, habite à quelques encablures. Ses deux enfants, Lorca et Adam, qu’il a eus avec Suzanne Elrod, l’héroïne de la bien-nommée "Suzanne", l’entourent, prennent soin de lui.
Ce qui s’avérera être le dernier opus de l’artiste canadien n’aurait pas vu le jour de la même manière si son fils, chanteur et musicien lui aussi, n’y avait travaillé en tant que réalisateur. "Il fallait qu’il se sente en grande intimité car il était aussi en grande souffrance. Avec moi, il pouvait chanter en peignoir", a-t-il confié au journaliste Stéphane Davet, du "Monde". Adam Cohen a offert aux neuf morceaux qui peuplent "You Want It Darker" un somptueux écrin dépouillé à l’extrême. De son parlé-chanté superbement mis en avant, Leonard Cohen y chante, d’une voix de baryton surgie des abysses, la fin qui approche (entre autres thèmes) : "I’m out of the game", "It’s au revoir". Un album d’une beauté consolante qui jamais ne soutire les larmes.
Enfant de réfugiés européens
Ce petit-fils de rabbin, né à Montréal le 21 septembre 1934 dans une famille de la classe moyenne, convie d’ailleurs, sur "You Want it Darker", le chœur de la synagogue montréalaise Shaar Hasomayim dont son grand-père posa la première pierre en 1921. "En tant qu’enfant de réfugiés européens, j’ai une profonde gratitude envers l’Amérique qui a accepté mes grands-parents et parents", confiait-il à notre confrère du "Soir" en 2001. Des propos qui résonnent puissamment après l’élection de Donald Trump comme futur président des Etats-Unis.
Dans un premier temps, Leonard Cohen ne se destinait pas à la chanson. Il se lance bien, en 1951, avec deux amis de la faculté dans une aventure musicale, les Buchskin Boys, mais qui avortera assez rapidement. Quatre ans plus tard, il publie, à 22 ans, son premier recueil de poèmes, "Let us compare mythologies". En homme de plume qu’il a toujours été, il est aussi l’auteur de romans - "The Favorite Game" ou "Beautiful Losers" - et d’un autre recueil de poèmes controversé, "Flowers for Hitler". Dans les années 60, il rallie l’Europe et échoue à Hydra, une agréable petite île située en face d’Athènes. C’est là qu’il rencontrera et vivra aux côtés de Marianne Ihlsen ("So long Marianne") durant sept ans. En juillet dernier, il lui faisait parvenir, quelques jours avant qu’elle ne s’éteigne, emportée par une leucémie, une émouvante missive. "Nous sommes arrivés au point où nous sommes si vieux, nos corps tombent en lambeaux, et je pense que je te rejoindrai bientôt. Sache que je suis si près de toi, que si tu tends la main, tu peux atteindre la mienne […] je veux seulement te souhaiter un très beau voyage. Au revoir ma vieille amie. Mon amour éternel. Rendez-vous au bout du chemin."
Par la grâce de John Hammond
On sait éternellement gré à John Hammond, fabuleux découvreur de talents de la Columbia, d’avoir convaincu Leonard Cohen de signer un premier album. Une rencontre déterminante pour son parcours mais aussi pour les millions de fans à venir. Rétrospectivement, on aura pu remarquer qu’au générique de "Songs of Leonard Cohen", on retrouve des morceaux qui sont devenus des classiques comme "Suzanne", "So Long Marianne", "The Sisters of Mercy"…
A la fin des années 60, une vague protestataire contre la guerre du Vietnam surgit. Leonard Cohen n’y est pas insensible. Son deuxième album abrite "The Partisan", une chanson qui a toutes les allures d’une protest song, mais l’artiste ne se sent pas une âme de contestataire. Il préfère écrire sur ses thèmes de prédilection que sont l’amour et la mort, la solitude et la foi. Des questionnements existentiels que l’homme de lettres traduit en mots simples. Ce n’est pas pour rien qu’il fait partie des premiers à donner une ambition poétique à la chanson populaire anglo-saxonne contemporaine. "Je ne connais personne qui soit capable de manier ainsi la langue, de choisir les mots les plus simples, mais qui vont jusqu’à l’os", témoignait en 2012 dans "Télérama" la photographe Dominique Issermann, qui fut sa compagne durant sept ans. La dédicace "All these songs are for you, D.I." sur l’album "I’m your man" en 1988 lui était destinée.

Dans un monastère
Comme tout artiste digne de ce nom, Leonard Cohen essaie d’évoluer, de se renouveler. Il en résulte, dans son cas, une discographie inégale, musicalement parlant avant tout. Il ne s’entoure pas toujours très bien. Il ose le rock sur "New Skin for the Old Ceremony" (1974) et fait appel au producteur Phil Spector pour "Death of a Ladies’Man". "Un désastre", selon l’intéressé; des chapitres dispensables, pourrait-on tempérer.
Avec "I’m Your Man", il convie les claviers électroniques, élargit son public, connaît le succès. "First We Take Manhattan" ou "Everybody Knows" en sus. Après "The Future", celui qui a étudié la kabbale décide, en 1994, de se retirer dans un monastère bouddhiste, le Mount Baldy Zen Center en Californie. Non pour y trouver une autre religion mais afin d’y étudier les techniques de méditation. Il sera ordonné moine bouddhiste zen en 1996 sous le nom de Jikan, "Le Silencieux". C’est là qu’officie Roshi, celui en compagnie de qui il étudiait depuis de nombreuses années. "Son enseignement n’a rien de religieux. […] Dans son monastère, il n’est question ni de Dieu, ni d’adoration, mais bien d’une initiation à l’engagement, à vivre en communauté, à être attentif à ses propres sentiments et à ceux des autres", témoignait Leonard Cohen en nos pages en 2012. A l’heure du repli sur soi, nombreux sont ceux qui devraient s’inspirer de cet enseignement.
Depuis "Old Ideas" (2012), plus encore "Popular Problems" (2014) et avec davantage d’acuité sur "You Want It Darker", l’auteur-compositeur-interprète paraissait particulièrement apaisé. Celui qui jadis avait pris son temps pour créer adoptait un rythme plus soutenu.
On se souvient aussi de sa dernière tournée, qui prit place de 2008 à 2013 avec 380 concerts, histoire de renflouer son compte en banque vidé par une manageuse pour le moins indélicate.
"Mon père a rendu l’âme paisiblement à sa résidence de Los Angeles en sachant qu’il avait réalisé ce qu’il considérait comme l’un de ses meilleurs albums." De fait, sur "You Want It Darker", Leonard Cohen tire sa révérence, aussi élégamment qu’il portait le chapeau et son costume trois-pièces.