Laurent Garnier: "Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être DJ, il faut produire un album”
Publié le 26-10-2017 à 15h08 - Mis à jour le 27-09-2018 à 14h11
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"La Libre" a rencontré les patrons incontestés de la techno pour recueillir leurs impressions sur la scène actuelle. Avant Dave Clarke et Jeff Mills, voici Laurent Garnier, à quelques heures de son set bruxellois.
Ca fait trente ans ! Trois décennies que Laurent Garnier écume les entrepôts délabrés, les clubs des grandes villes et les festivals du monde entier avec ses caisses de vinyles et ses platines. En francophonie, l’homme est à juste titre considéré comme LE patron incontesté de la techno, genre musical et mouvement sociétal dont il a accompagné les prémices dans les années 80, la consécration dans les années 2000 et désormais, l’arrivée à maturité soulignée par la Légion d’honneur qui vient tout juste de lui être décernée par l’Elysée.
Une récompense légitime, que ce producteur intègre et respecté refuse de totalement s’approprier. “Sur le plan personnel, cette médaille m’a permis de me rendre compte que j’avais été jusqu’au bout de mes rêves utopiques de gamins” lance le DJ né en banlieue parisienne en 1966. “Mais je ne pense pas que c’est cette Légion d’honneur soit destinée à ma petite personne. C’est une victoire pour la techno, les batailles qu’on a menées tous ensemble et qui ont en partie été gagnées. C’est un mouvement devenu global dans lequel la France a une place, et j’ai peut-être mis quelques briques pour bâtir la maison.”
Longtemps conspuée, assimilée aux drogues et chassée des centres urbains, la techno a acquis ses lettres de noblesse il y a une quinzaine d’années en s’invitant progressivement dans des lieux plus institutionnels. “On a commencé à entendre cette musique dans notre entourage, à la télévision, au cinéma. […] Avec les temps, il est devenu plus simple d’approcher d’autres artistes, comme le chanteur Christophe qui m’a récemment demandé de collaborer avec lui. Il y a vingt ans, ça n’aurait pas été possible.”

"Si 3000 jeunes veulent sonner comme Jeff Mills, ça devient chiant"
Succès oblige, le genre et ses nombreuses sous-catégories ont fait des émules et suscité d’innombrables vocations. La musique électronique au sens large (techno, house, dubstep, drum and bass, EDM…) est même omniprésente aujourd’hui, et l’ampleur de l’offre a parfois tendance à noyer sa qualité. “C’est normal qu’il y ait beaucoup de musique électronique” réagit Laurent Garnier “ça fait trente ans qu’on est là. Mais j’ai l’impression qu’on vit un peu la même chose que le jazz à une certaine époque, quand les gens se sont dit ‘c’était mieux avant’ et ont voulu enfermer le genre dans un cadre très étriqué pour coller à ce que faisaient John Coltrane ou Miles Davis. Aujourd’hui en techno, toute une frange de personnes regarde beaucoup en arrière et essaie d’instaurer des règles par rapport à la musique, à la façon dont elle devrait sonner et je trouve ça bizarre, car la techno – comme le jazz – a toujours été une terre de liberté. Du coup je trouve que la scène est un peu entrain de se mordre la queue. Si dix jeunes veulent sonner comme Jeff Mills ça va, mais s’il y en a 3000, ça devient chiant.”
Le DJ de Detroit (dont l'interview sera publiée ce samedi) est d'ailleurs régulièrement cité en exemple par son homologue français lorsqu'il s'agit d'illustrer la notion d'intégrité. "Il y a toujours eu des gens excités à l'idée d'être connus et de gagner des gros chèques, mais il y a également toujours eu des précurseurs qui sont restés sincères par rapport à la musique qu'ils défendent. Jeff Mills en est un excellent exemple: il a une vraie personnalité et il n'a jamais changé sa musique. C'est très important que quelqu'un comme lui aille jouer dans d'autres endroits que les clubs pour défendre la techno."
"J'ai encore cette petite frustration du non musicien"
Alors que la digitalisation a fortement facilité l’accès au deejaying et à la diffusion de sa musique, le DJ estime paradoxalement, qu’il est plus difficile de percer aujourd'hui car “les codes ne sont pas les mêmes". "À l’époque, on pouvait se faire un nom grâce à notre art, le deejaying, notre façon de passer des disques et de faire danser les gens. Aujourd’hui, un mec qui veut se faire connaître en tant que DJ ne pourra pas s’il ne produit pas de disque avec ses propres compositions. Peu importe qu'il soit le meilleur DJ au monde." S'il a entre-temps composé ses propres albums, lui, ne se considère d'ailleurs toujours pas comme un musicien à proprement parler. "J'ai toujours eu envie de pouvoir exceller dans un instrument mais je n'ai jamais appris à en jouer assez bien pour pouvoir donner des émotions. Du coup, j'ai cette petite frustration du non-musicien" concède l'artiste, dont l'ouverture vers le jazz est manifeste comme en témoignent ses live baptisés "LBS" (pour Laurent, Ben et Stéphane) où il est directement accompagné sur scène par des cuivres.
De la scène justement, Laurent Garnier en fait moins "pour rester excité à l'idée d'aller jouer". "C'est une grande discussion que j'ai eue avec Jeff (Mills, Ndlr) il y a très longtemps" se remémore le patron de la French Touch. "Je lui ai demandé la part des sets qu'il avait aimé et il m'a répondu 'quelque chose comme 30% ou 40%'. Dans mon cas, c'est quasiment 95%. J'ai toujours préféré joué longtemps que beaucoup, et devant beaucoup de monde." Les chanceux qui ont pu dégoter une invitation le verront en mode 'Boiler Room' à Bruxelles ce jeudi soir, quelques semaines à peine après sa venue aux Nuits Sonores.
