Pourquoi veulent-elles annuler le concert de Bertrand Cantat ?
Publié le 12-03-2018 à 14h36 - Mis à jour le 11-06-2018 à 11h16
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C'est un retour qui fait grand bruit. Après avoir repointé discrètement le bout de sa voix en 2013 au micro de la formation Detroit, Bertrand Cantat reprenait les affaires et la lumière en 2017, et publiait début décembre dernier "Amor Fati", sa première plaque en solitaire. Pour rappel, l'artiste bordelais avait été libéré en 2007 (après une bonne moitié de sa peine), suite à une condamnation de huit ans de prison pour coups et blessures ayant entraînés la mort de sa compagne Marie Trintignant. Si les critiques fusent déjà depuis la sortie de ce disque solo, l'entame de la tournée afférente provoque aujourd'hui une nouvelle levée de boucliers.
Une pétition mise en ligne par l'intermédiaire du site web change.org appelait il y a quelques semaines au boycott du chanteur, et plus précisément les organisateurs du festival normand Papillons de Nuit à le déprogrammer de leur affiche fin mai. Malgré près de 75 000 signatures récoltées à ce jour, ces derniers ont tenu à maintenir la venue de Bertrand Cantat, précisant ne baser leur choix que sur des arguments artistiques. Pourtant, dans la foulée, d'autres événements musicaux ayant convié l'ex-Noir Désir ont quant à eux préféré faire machine arrière.
Si la majorité des organisateurs d'événements contactés par nos soins n'ont pas souhaité s'exprimer davantage sur le sujet, préférant ne pas verser d'huile sur un feu déjà suffisamment ardent, nous avons contacté Valérie Dontenwille, l'une des trois auteures de ladite pétition et celle qui fut à la base de cette initiative, pour en savoir plus sur ses motivations et réelles aspirations dans ce dossier.
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Valérie Dontenwille est citoyenne française de 33 ans. Elle œuvre pour la lutte contre les violences conjugales depuis plus de 10 ans via des initiatives personnelles, et a cofondé le Collectif Citoyenne Féministe ce mois de mars 2018.
1) Pourquoi avoir lancé cette pétition ?
Le 15 février dernier, une femme a déposé une main courante contre Bertrand Cantat pour harcèlement pour « se protéger » de son « comportement menaçant et violent psychologiquement.» Parallèlement, la presse diffusait les dates de tournées du chanteur et notamment celles des festivals qui l’avaient invité. J’ai ainsi découvert le Festival Papillons de Nuit. Un événement qui a choisi de communiquer d’avantage sur l’homme que sur sa musique. Sur son site, le festival dresse le portrait d’un homme héroïque en souffrance. Lire ce descriptif alors qu’une nouvelle fois Bertrand Cantat était associé à des actes de violences m’a révolté. Je me suis alors demandée : Combien faudra-t-il encore de victimes avant que l’on cesse de le présenter comme une idole ? Combien de jeunes liront ce descriptif qui banalise, en les taisant, les violences conjugales ? Combien de femmes victimes, ou pas, devront encore souffrir de l'exposition médiatique de cet homme devenu le symbole de ces violences ? J’ai donc décidé de souligner l’irresponsabilité du festival et de demander la déprogrammation de Bertrand Cantat en lançant une pétition en ligne.
2) Pourquoi viser ce festival en particulier ?
Les mots utilisés par ce festival sont aussi dangereux que la présence de Bertrand Cantat sur la scène d’un festival. Pour moi, il fallait cibler le cas particulier de ce festival et faire réfléchir, en général, sur les conséquences d’une communication qui appelle à encenser un homme symbole des violences conjugales. Il ne s’agit pas de l’empêcher d’organiser ses propres concerts privés, un festival c’est aussi des personnes qui, en achetant leur billet, lui payent son cachet, sans le vouloir. Un festival, c’est aussi des financements publics et nous avons donc notre mot à dire en tant que citoyens et citoyennes.
3) Avez-vous été surprise de l’engouement généré ?
Une fois la pétition mise en ligne, j’ai eu envie de la faire partager aux associations féministes mais aussi aux groupes sociaux s’adressant aux femmes victimes de violences conjugales. Au bout de 3 jours, les signatures se sont multipliées à une vitesse folle et je voyais le compteur tourner toutes les 30 secondes. J’ai bien-sûr été surprise de constater que mon inquiétude et ma révolte de citoyenne anonyme avait été lues et approuvées par tant de signataires. Ensuite, je me suis rappelée les chiffres publiés par le gouvernement : 225 000 femmes sont victimes de violences conjugales sur une année en France. Nombreuses sont donc les personnes outragées et choquées par cette mise en lumière indécente. En tant que citoyen et citoyenne, nous sommes tous responsables et nous devrions être encore plus nombreux à signer cette pétition.
4) Que répondez-vous lorsqu’on vous avance l’argument du droit à l’oubli ?
On parle de droit à l'oubli pour désigner les revendications légitimes d'une personne à ne pas voir des informations sur son passé interférer avec sa vie actuelle. Or, si Bertrand Cantat a été condamné en 2003 pour le meurtre de Marie Trintignant, depuis, les témoignages de son extrême violence ne cessent de se multiplier. En 2010, la mère de ses enfants, Krisztina Rady s’est suicidée, laissant derrière elle un enregistrement de sa voix tremblante sur un répondeur. Elle y explique qu’elle « a le cartilage cassé » et « le coude tuméfié », qu’ « il fait des choses horribles avec elle » et qu’elle ne « peut s’en sortir saine et sauve ».
En novembre 2017, le journal Le Point publie le témoignage d’un membre du groupe Noir Désir qui explique que Bertrand Cantat a déjà « tenté d’étrangler sa petite amie en 1989 ». Puis cette main courante le 15 Février 2018 (cf. question n°1). La violence de cet homme n'est pas de l'ordre du « passé». Ce n'est pas de l'ordre d'une publication de photo d'ado gênante sur internet que l'on souhaiterait voir effacée une fois l'age adulte atteint. Le jour où Bertrand Cantat a tué de ses mains Marie Trintignant, il est devenu le symbole des violences conjugales. Aucune peine de prison ne pourra faire oublier sa mort. Aujourd'hui, Bertrand Cantat, n'ayant jamais fait le moindre geste pour tenter de changer son image, décide de revenir sur scène et de se faire acclamer en son nom. Pire encore, il s'associe à la formule de Nietzsche Amor fati, « l'amour du destin » ce qui, sans vouloir se lancer dans une dissertation philosophique, montre bien qu'il ne semble pas vouloir oublier son passé mais plutôt l'assumer.
5) Bertrand Cantat devrait-il arrêter sa carrière publique selon vous ?
Cette pétition n’a pas pour but de remplacer la justice. Bertrand Cantat est libre d’exercer le métier qu’il souhaite. Chacun est d’ailleurs libre d’acheter son disque ou de se rendre à un de ses concerts. Cependant, un concert et un festival sont deux événements totalement différents. La tradition des festivals est un des piliers culturels de notre pays et la richesse de leurs programmation est un élément essentiel pour la promotion des artistes. Soutenus par de l'argent public et issu de mécénat, les festivals mettent en lumière les artistes qu'ils présentent et invitent à les faire découvrir notamment à un jeune public très nombreux.
Contrairement à un concert, dans le cadre d'un festival, tous les acteurs, publics et privés, s'engagent à soutenir une ligne artistique pour le rayonnement de leurs idées, de leur région ou de leur image de marque. Dans le cas de la programmation de Bertrand Cantat au festival Papillons de nuit, la contradiction entre le projet artistique et les idées véhiculées est évidente et nombreux sont les habitués qui face au sentiment d'être pris en otage et ont déjà fait savoir qu’ils ne pouvaient cautionner cette invitation et se refusaient à venir cette année.
6) Pourquoi un tel débat est-il nécessaire d’après vous ?
Suite à cette pétition, qui a réuni à ce jour plus de 74 000 signatures, et à la réponse outrageante des organisateurs du festival - qui se refusent à changer un mot de leur descriptif et à déprogrammer Bertrand Cantat-, nous avons décidé, avec des amies féministes, de nous regrouper en collectif : Le Collectif Citoyenne Féministe. Pour nous, plus que le débat, l’action est obligatoire et nous nous sentons responsables en tant que citoyennes. Nous avons publié une lettre ouverte adressée aux partenaires financiers publics et privés de ce festival, leur demandant de prendre les responsabilités inhérentes à leurs fonctions et donc, de se positionner sans ce débat qui ne peut rester dans réponse. En France, une femme meurt tous les 2 jours et demi, plus de 225 000 femmes sont victimes de violences au sein du couple sur un an et le coût annuel des violences conjugales est évalué à plus de 1 milliard euros. Trop de femmes meurent, trop de femmes souffrent en silence, trop d’enfants en sont à jamais traumatisés. Il est irresponsable de banaliser les violences conjugales.