Pourquoi les musiciens sont-ils les cibles idéales pour la dépression ?

© Marlene Awaad / IP3; Paris, France le 31 mai 2014 - Festival We Love Green, au parc de Bagatelle. Le groupe London Grammar.
Marlene Awaad / IP3; Paris, France le 31 mai 2014 - Festival We Love Green, au parc de Bagatelle. Le groupe London Grammar. ©BELGAIMAGE

Le suicide du DJ suédois Avicii a mis en lumière la grande détresse psychologique de certains artistes. Souvent embarqués dans d’interminables tournées, de nombreux musiciens craquent. Et l’importance croissante des concerts dans l’économie de la musique accentue la pression.

"Les six premiers mois se sont déroulés sans problème, lance Hannah Reid. Mais nous avons tourné durant deux ans. Deux années intensives passées loin de nos familles, nos amis, nos proches, et avec une pression constante, qui nous ont pratiquement brisés physiquement et psychologiquement." A 28 ans, la chanteuse britannique devrait nager en plein bonheur. Son groupe - London Grammar - a écoulé plus de deux millions d’exemplaires de son premier album, et vient d’en sortir un second avec un certain succès.

Lorsque nous rencontrons le trio, en mai 2017, juste avant le lancement d’une nouvelle tournée, nous nous attendons donc à retrouver des musiciens joyeux et enthousiastes. Mais les jeunes gens sont calmes, timides, fatigués, et reviennent douloureusement sur leur première tournée. "Avec la pression, le stress et les voyages constants, poursuit Hannah Reid, mes capacités physiques ont commencé à être impactées, j’ai perdu mes sensations, puis ma voix… Et on a bien failli tout arrêter."

Soixante pour cent de musiciens en dépression

"London Grammar" n’est pas la seule formation à être passée à deux doigts de la fin de carrière, malgré un immense succès populaire. Au sommet de sa gloire, la chanteuse britannique Adèle a récemment déclaré qu’elle n’était pas certaine de pouvoir reprendre la route un jour, et les destins tragiques de superstars comme Chris Cornell (Soundgarden), Chester Bennington (Linkin Park) ou Avicii - tous morts par suicide en l’espace de quelques mois - ont violemment mis en lumière un phénomène inquiétant : l’immense détresse physique et psychologique des artistes, que le succès et les millions de dollars ne mettent pas à l’abri de la dépression.

Selon une étude publiée en 2015 par l’organisation "Help Musicians UK", environ 60 % des musiciens professionnels sondés, disent souffrir ou avoir souffert de troubles psychologiques en tournée. "Les résultats de nos recherches sont on ne peut plus clair s, commente Christine Brown, qui dirige les relations extérieures de l’organisation. Les personnes qui travaillent dans la musique ont trois fois plus de chances de souffrir de troubles psychologiques que les autres. On ne parle pas de quelques informations récoltées ici et là, énormément de données montrent que la pression engendrée par les concerts, le manque de sommeil, l’isolement, l’éloignement durable de ses proches, et les heures de travail essentiellement nocturnes placent énormément de musiciens dans une situation de vulnérabilité."

Trop de succès, trop vite et trop jeune

"Lorsque vous êtes en tournée, vous alternez sans arrêt les hauts et les bas", témoigne le producteur de musique électronique Jon Hopkins, très coté dans le monde de la techno, où les DJ’s peuvent parfois enchaîner deux à trois performances en 24 h. "Quand vous donnez un bon concert et que 2 000 personnes vous applaudissent, vous avez le sentiment d’être le roi du monde. Puis, vous vous réveillez seul, quatre heures plus tard, dans une chambre d’hôtel. Et vous partez en vitesse vers un aéroport où vous attendez seul, pendant des heures avec tout votre matériel. Quand vous faites cela tous les jours pendant des mois, vous commencez à oublier la raison pour laquelle vous avez commencé à faire de la musique."

Le cas des DJ et autres producteurs de musique électronique est éloquent, car il fait rêver énormément de jeunes gens. Avec la visibilité offerte par Internet et l’apparition de programmes de mixage accessibles, nombreux sont les 15-25 ans qui bricolent de la musique chez eux, avant de la partager sur les réseaux sociaux dans l’espoir d’être repéré. Avicii, par exemple, avait initialement retenu l’attention d’un label grâce aux titres composés dans sa chambre alors qu’il n’avait que seize ans.

La disparition de son identité

"On voit de plus en plus de gamins qui commencent chez eux, rencontrent un certain succès, et sont avalés par l’industrie du disque qui leur applique sa vision des choses, commente le Dr André-François Arcier, fondateur de "La Clinique du musicien" à Paris, il y a quinze ans. Au départ, la relation est bénéfique pour tout le monde. Cela permet à l’artiste d’avoir une visibilité et de rencontrer un certain succès. Le musicien s’appartient, il a sa propre personnalité. Puis il change de nom, apprend à adopter un comportement propre à la scène, aux interviews, et se crée in fine un personnage pour le show-biz. Ce nouveau ‘moi’ élaboré par le jeune n’est plus le sien. Il se retrouve donc avec deux identités qui ne sont pas clairement distinctes, et entre lesquelles il est très facile de se perdre. A un certain stade, le musicien devient véritablement l’instrument d’une industrie."

"Puis il y a la rupture, poursuit André-François Arcier. La fatigue, la pression, les critiques… De la presse, notamment, qui aime autant l’ascension d’un artiste que sa chute. Et quand le musicien veut revenir en arrière, il se rend compte qu’il n’y a plus rien, qu’il a été complètement vidé de son identité initiale. Qu’il y a un vide colossal entre le ‘moi’ professionnel façonné par l’industrie et l’identité initiale de la personne."

Sur scène, l’artiste est adulé et mobilise une quantité considérable d’énergie. De retour dans l’anonymat, le vide ressenti peut être intersidéral. Avicii, pour reprendre le cas le plus marquant, était suivi par un thérapeute. Il suppliait son manager de cesser d’ajouter des concerts à sa tournée et ne supportait plus le décalage entre sa personnalité et les attentes du show-biz. Lors de son suicide, Tim Bergling, de son vrai nom, en était à 813 shows en huit ans et s’était vu facturer 200 000 euros par show annulé sans autre raison que sa santé mentale. Mais il était bien trop tard pour faire marche arrière.

Pic de mortalité 25 ans plus tôt

Selon André-François Arcier, très peu de données représentatives ont été collectées sur le sujet par le passé, mais les choses évoluent. "Une étude basée sur un échantillon important et comportant à la fois des hommes et des femmes est récemment arrivée à un résultat éloquent, explique-t-il. Elle indique que le pic de mortalité arrive 25 ans plus tôt chez les musiciens que dans la population en général. Le plus souvent, pour des causes de mortalité ‘non naturelles’, soit les homicides, les accidents ou les suicides."

L’industrie musicale, très peu diserte en général, ne tient évidemment pas à commenter la question. Comme l’illustre le cas de Tim Bergling, ou encore celui d’Amy Winehouse il y a quelques années, le rôle des agents et autres managers est essentiel, puisque le rythme des concerts est souvent décidé à leur niveau, et parfois imposé à l’artiste sous peine de sanction financière. La mise en place de mécanismes de prévention au sein même de l’industrie pourrait avoir un effet bénéfique, mais la question reste relativement taboue, et il n’existerait à l’heure actuelle aucune organisation syndicale représentative pour les artistes. D’où la création d’organismes comme la "Clinique du musicien" ou "Help Musicians UK", qui interviennent une fois le problème détecté.
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