Carter Burwell : "La plupart des réalisateurs se foutent de la musique de leurs films"
- Publié le 16-11-2018 à 13h22
- Mis à jour le 16-11-2018 à 13h42
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L’univers cinématographique des grands réalisateurs est souvent indissociable de l’apport musical de leurs compositeurs fétiches. Comment distinguer Sergio Leone d’Ennio Morricone, Steven Spielberg de John Williams, Tim Burton de Danny Elfman, ou les frères Coen de Carter Burwell ? De Blood Simple en 1984 à Buster Scruggs qui sort ce vendredi, le compositeur new-yorkais n’a manqué aucune création du duo, chez qui la musique a toujours tenu un rôle de premier plan.
Lorsque nous le rencontrons à Gand lors de sa mise à l’honneur par les World Soundtrack Awards, Burwell lui-même ressemble d’ailleurs à s’y méprendre à l’un de leurs personnages. Affublé d’un vieux T-shirt rayé, d’une mèche curieuse et de deux canines acérées, il pose tranquillement ses yeux malicieux sur notre dictaphone avant de nous lancer un sourire carnassier. Rencontre au sommet avec un homme atypique, dont les compositions de harpe, hautbois et violon traditionnel sont immédiatement reconnaissables.
C’est curieux, vous êtes aussi calme que vos compositions sont grandiloquentes…
La musique a toujours été thérapeutique pour moi. Adolescent, je m’asseyais devant mon piano pour jouer ce qui me venait à l’esprit, et cela me permettait d’exprimer des sentiments que je n’avais aucun autre moyen d’exprimer. C’est toujours le cas aujourd’hui. Je dirais que je livre la musique gratuitement, mais que je suis payé pour devoir interagir avec les réalisateurs et les producteurs (rires).
Comment un diplômé en technologie de Harvard s’est-il retrouvé à composer de la musique de films ?
Un professeur suffisamment large d’esprit m’a laissé composer alors que je n’avais aucune connaissance en musique classique. J’ai naturellement commencé par faire de la musique par voie électronique, puis les frères Coen m’ont demandé une partition plus orchestrale pour le film Miller’s Crossing (1990) alors qu’ils savaient très bien que je n’y connaissais rien, et j’ai appris sur le tas. Quelques années plus tard, pour Fargo (1996), je voulais diriger l’orchestre moi-même. Comme je ne l’avais jamais fait, j’ai pris des cours à la Juilliard School. Tout mon parcours s’est fait comme cela, à reculons.
Vous avez déclaré que la plupart des musiques de film étaient "médiocres". Est-ce réellement le cas ?
Oui, malheureusement. Et c’est sans doute dû au fait que la seule chose qui soit réellement exigée de la part d’une bande originale est de servir le film. Tant que la musique fonctionne à l’écran, que l’émotion voulue est transmise au spectateur, tout le monde se fout qu’elle soit bonne, intéressante ou novatrice. Un compositeur qui ferait l’effort de créer quelque chose de plus profond le fait pour son plaisir personnel. Cela n’a aucune importance pour les autres, à commencer par les réalisateurs qui demandent d’ailleurs souvent aux compositeurs de faire quelque chose qu’ils ont déjà fait pour éviter toute surprise. Si vous regardez bien, vous constaterez à ce propos qu’un nombre considérable de films à succès ont une bande originale dont plus personne ne se souvient.
Certains réalisateurs n’hésitent pas à aller jusqu’à demander au compositeur de copier des musiques de film existantes. Y avez-vous déjà été confronté ?
Tout cela est lié aux "Temp Track", l’usage d’une musique de film préexistante, pour faciliter le prémontage, avant d’y insérer la nouvelle composition. Évidemment, certains réalisateurs sont ensuite tentés de demander au compositeur de faire une copie très précise de ce "Temp Track" par facilité, ce qui donne lieu à une quantité invraisemblable de procès pour plagiat, souvent réel, mais ne relevant pas forcément de la responsabilité du compositeur. Personnellement, je demande aux réalisateurs de ne pas me faire écouter ce qu’ils ont en tête. Quand vous regardez des images sans musique, vous avez une chance de créer quelque chose de neuf, de poser votre propre regard.
Nous, journalistes, avons souvent du mal à mettre des mots sur de la musique. Est-il aussi complexe de mettre de la musique sur les mots ?
C’est sensiblement différent je pense, car lorsque je lis un scénario ou que je regarde des images, je n’essaie pas de les traduire. J’essaie d’y apporter quelque chose qui n’est pas encore là. La question n’est pas de savoir comment interpréter les intentions de l’auteur, mais comment apporter un élément supplémentaire au personnage ou au film. Personnellement, j’adore partir dans la direction opposée de ce que l’on voit à l’écran. Miller’s Crossing, par exemple, est un film froid, dur et brutal lorsqu’on se base sur les images. Alors j’ai proposé à Joel et Ethan Coen de composer un air romantique typiquement irlandais afin de montrer que Léo, le personnage de Gabriel Byrne, est en réalité un homme sentimental au fond de lui. Ils n’étaient pas très chauds, mais quand ils ont vu le résultat, ils ont compris. Ça ne se passe pas toujours comme ça, et je peux comprendre qu’il soit frustrant pour un réalisateur ou un scénariste qui bosse sur un film depuis des années de voir débarquer un type qui veut tout changer à la fin du processus (rires).
"Buster Scruggs, c'est six bandes originales pour un seul western"
En trente ans de carrière, Carter Burwell a composé 17 bandes originales pour les Coen. De quoi créer quelques automatismes.
Comment décrire la relation que vous entretenez avec "les frères" ?
C’est simple : Joël, Ethan et moi-même avons exactement la même vision du monde. Nous ne devons même pas discuter du film, je vois directement où ils veulent en venir. Quand nous voyons quelque chose d’extrêmement cruel à l’écran, par exemple, nous explosons tous les trois de rire en même temps, parce que nous voyons tous les trois le monde comme une sorte de grande comédie noire. Ils m’impliquent très tôt, dès l’écriture du scénario, et me laissent tenter mes expériences avant de me recadrer si nécessaire (rires).
Avec Buster Scruggs, vous vous attaquez une nouvelle fois au western, genre de référence en matière de musique de film. Était-ce difficile à aborder ?
Oui, car j’ai toujours envie d’apporter quelque chose de neuf, et car Buster Scruggs ne rassemble pas un, mais six films de 20 minutes [lire ci-dessous]. Ce qui veut dire six bandes originales différentes. Les Coen ont conçu chacun de ces films comme un western de période différente. L’un des personnages a une attitude très "seventies", un autre, semble tout droit sorti d’un film de John Ford. Chaque couleur, chaque mouvement de caméra suggère une époque. La question était donc : que faire ? Dois-je sonner comme Dimitri Tiomkin pour les années 40 et Ennio Morricone pour les années 70 ? Nous avons tenté le coup, mais ce n’était pas authentique. Ça ne sonnait plus comme un film des frères Coen. Nous avons donc décidé de suggérer les émotions et les frustrations comme l’auraient fait les compositeurs de l’époque, mais que le reste devait garder notre patte.
V. Dau
Le wester à sketches selon les frères Coen
Ce vendredi, Netflix met en ligne The Ballad of Buster Scruggs (*) , dernière fantaisie de Joel et Ethan Coen, réunissant James Franco, Tim Blake Nelson, Tom Waits, Liam Neeson ou encore Zoe Kazan. Sans oublier, à la musique, leur fidèle Carter Burwell. Dévoilé en Compétition à la dernière Mostra de Venise, le film a décroché un improbable prix du scénario. Car pour le coup, on sent un peu trop clairement les origines télévisuelles du projet. À l’origine, ce film avait en effet été développé pour Netflix sous la forme d’une mini-série en six épisodes unitaires, comme un recueil de nouvelles du "bon vieux Far-West". Les frangins ont finalement opté pour un long métrage de 2 h 13 réunissant ces six histoires, tantôt drôles, tantôt tragiques, mais toujours cruelles. Pas sûr que c’était une bonne idée…
Comme ils l’avaient fait pour O’Brother Where Art Thou ?, les Coen cherchent à renouer ici avec le folklore américain, en en revenant à ces histoires, parfois de simples blagues, que les cow-boys se racontaient au coin du feu. Plus proche donc de l’esprit d’A Prairie Home Companion (l’émission de radio qui inspira le dernier film de Robert Altman) que de John Ford ou Howard Hawks. Le problème, c’est que ces sketches sont assez inégaux… Si les deux premiers récits, très "coéniens" dans leur humour corrosif, sont assez jouissifs (notamment en raison de leur concision), les quatre suivants s’enlisent, manquant clairement de rythme. On retrouve bien sûr ici la patte des cinéastes, dans cette façon de relire, avec beaucoup de second degré et de cynisme, la mythologie du Far-West, mais on est loin, très loin, de leurs grands westerns : True Grit en 2010 et No Country for Old Men en 2007…
Hubert Heyrendt