"Kabila ne peut pas être chanté car on voit en lui un intrus": quand le Congo se raconte en rumba à Bruxelles
- Publié le 25-11-2018 à 10h10
- Mis à jour le 25-11-2018 à 10h11
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Bozar accueille samedi soir la soirée “Rumba Lumumba”. Plus de vingt musiciens y reprendront des standards consacrés à Patrice Lumumba. Retour sur un genre musical foisonnant, intimement lié à l’histoire du Congo, et toujours aussi prisé à Bruxelles.
"L’intérêt n’est pas de réécrire l’histoire, mais de la raconter, nous lance Sam Mangwana. Adresser un clin d’œil aux générations actuelles, pour qu’elles sachent ce qu’il s’est passé au cours de l’histoire congolaise. À ce titre, la rumba n’est pas un genre musical, mais un témoignage. Une manière de retourner dans le temps pour illustrer la vie à Kinshasa dans les années 1960."
Le petit Sam n’a que huit ans, lorsqu’il entend ses premières notes de rumba traditionnelle, dans les hauts-parleurs installés dans le pays par les Belges. Soixante-cinq ans plus tard, le chanteur, devenu star, fait le voyage à Bruxelles pour faire entendre sa propre voix, lors du concert Rumba Lumumba organisé à Bozar, samedi soir. Une soirée hommage à la rumba traditionnelle et l’histoire du Congo, qui retrace ses jeunes années en musique.
Mélange de cultures musicales
Il faut pourtant remonter quelques décennies avant l’indépendance, pour revenir aux sources du genre. Au beau milieu des années 1920, les deux Congos se situent à la croisée des chemins. Le commerce et les chemins de fer font converger hommes, marchandises et influences musicales à Léopoldville (Kinshasa) et Brazzaville, où la "biguine" des Antilles, le "high life" d’Afrique de l’Ouest anglophone, et les musiques ethniques locales se mélangent dans les innombrables dancings.
Tout cela ne s’appelle pas encore "rumba", mais il y a "quelque chose" dans ces rythmes dansants et cette musique multiethnique. "Portés par cette rencontre des genres, quelques artistes individuels font leur apparition dans les années 1930", analyse Malambu Ma Kizola, qui supervise le volet historique du concert organisé à Bozar. "Les premiers orchestres à cuivres se créent dans les années 1940. Mais le tournant, la véritable naissance de la rumba congolaise, a lieu après la Seconde Guerre mondiale, sous l’influence des commerçants grecs, israéliens, portugais et belges, qui viennent implanter des maisons d’édition à Léopoldville."
Merci à la Radio Congo belge
La ville dispose à l’époque d’un atout majeur : la Radio Congo belge. "Dès leur mise en place en 1940 , les infrastructures, locaux et studios d’enregistrement de la radio constituent un puissant levier de diffusion et d’enregistrement de la musique, s’enthousiasme Malambu Ma Kizola. Les maisons d’édition les utilisent pour lancer une première génération de musiciens comme Manuel d’Oliveira ou Léon Bukasa, avant de passer à la vitesse supérieure." Au beau milieu des années 1950, la rumba explose littéralement avec l’arrivée de ceux qu’on appelle aujourd’hui les "pères fondateurs". Joseph Kabasele dit "Kallé Jeff" et Franco Luambo dit "Franco", qui fondent de nouveaux types d’orchestres et y ajoutent une nouvelle influence : le cha cha cha venu de Cuba.
"À la fin des années 1950, Kinshasa devient véritablement le centre musical de l’Afrique noire, se remémore Sam Mangwana. Comme la radio est puissante, la musique locale pénètre un peu partout sur le continent. Les producteurs étrangers s’installent dans la place et tentent d’importer encore plus d’influences du monde entier. Pour l’anecdote, je me rappelle que Franco m’avait dit un jour que son producteur lui rapportait des disques venus tout droit du Venezuela pour qu’il les traduise en lingala." Avec "l’African Jazz" de Kallé Jeff et "l’OK Jazz" de Franco, la rumba congolaise prend de l’ampleur, allie guitares, cuivres, chœurs, percussions, et se dote d’une organisation professionnelle.
Et Patrice Lumumba dans tout ça ? L’homme est un contemporain de cette explosion musicale. Lorsqu’il débarque à Léopoldville, en 1957, et prend petit à petit la carrure politique qui le conduira à exercer la fonction de Premier ministre lors de l’indépendance en 1960, il est au cœur de ce climat festif et politiquement bouillonnant. "Lumumba fréquente personnellement les musiciens, analyse Klay Mawungu, producteur de rumba et organisateur du concert de samedi. En 1958, il décroche un job pour la société brassicole Bralima et fait le tour des bars pour vendre de la bière. Il y fournit évidemment les groupes, avec lesquels il noue parfois une amitié. C’est particulièrement le cas avec ‘Kallé Jeff’ qui deviendra un membre de son parti (le MNC) et s’affichera un peu partout avec lui."
Pas un genre politique, mais un témoin
On dit Lumumba mélomane, et son ami "Kallé" le chante régulièrement. "On ne peut pas qualifier la rumba de musique politique, insiste Klay Mawungu. On y chante surtout l’amour, les femmes, et même quelques marques de savon ou de pagnes dans des publicités. Mais le Congo est également en plein bouleversement politique, à l’époque. Bouleversement qu’incarne totalement Patrice Lumumba. En bon témoin de son temps, la rumba l’aborde également dans ses textes."
Plusieurs des morceaux qui seront joués à Bozar samedi soir commémorent l’assassinat de Patrice Lumumba, le 17 janvier 1961. D’autres vantent sa vision panafricaine et indépendantiste du Congo, quand ils ne reviennent pas sur le statut de héros national qui lui a été accordé en 1966.
"Indépendance cha-cha" hymne composé à Bruxelles
Bruxelles, janvier 1960. Patrice Lumumba, Joseph Kasa-Vubu, Moïse Tshombé et d’autres leaders charismatiques congolais se présentent en front commun face aux politiques et experts belges, pour finaliser l’accord d’indépendance du Congo. Une première "table ronde" a déjà eu lieu pour régler les questions économiques. Cette nouvelle rencontre est politique, et doit définitivement acter l’émancipation du peuple congolais.
Thomas Kanza, qui étudie à l’Université de Louvain et joue les entremetteurs entre les deux parties, a alors une idée. "Il se dit qu’après les rudes travaux de la table ronde, il faudrait une espèce de récréation, une activité de détente pour nos représentants, analyse l’historien congolais Malambu Ma Kizola. Il invite pour ce faire les deux orchestres les plus populaires du pays, l’African Jazz de Kallé Jeff et l’OK Jazz de Franco. Cette délégation musicale ne participe pas aux négociations. Elle reste à l’hôtel, mais elle joue tous les soirs pour soutenir les hommes politiques congolais."
"On a gagné ! Cha-cha"
Lorsque les représentants congolais parviennent finalement à un accord avec les autorités belges, et obtiennent une date pour l’entrée en vigueur de l’indépendance, cette délégation musicale s’empresse de composer sur place un hymne à leur gloire baptisé Indépendance Cha cha.
"Cette chanson était une manière de rapporter aux Congolais ce qu’il s’est passé en Belgique", précise le chanteur de rumba Sam Mangwana, qui a fréquenté plusieurs des musiciens présents lors de l’événement. "Cela dit en substance ‘nos dirigeants sont allés à la table ronde, ils se sont entendus comme un seul homme, et ils ont signé un document pour transférer le pouvoir aux Congolais. On a gagné ! Chacha !"
Mobutu, Kabila, et la diaspora
Après la mort de Patrice Lumumba, "certains morceaux le concernant sont censurés", estime Klay Mawungu, qui organise le concert donné à Bozar samedi soir. "Les artistes proches de Lumumba ont peur. Certains de ses amis, comme Kallé Jeff, baissent en popularité , même après que Mobutu a fait de Lumumba un héros national en 1966."
Les Mobutu et autres Kabila ont-ils été chantés eux aussi ? "Certains ont chanté Mobutu par crainte ou appât du gain, d’autres l’ont fait parce qu’ils croyaient vraiment en lui, poursuit Klay Mawungu. Franco, par exemple, composait une chanson avant chacun de ses meetings pour dire ‘allons écouter ce que le leader a à nous dire’."
Concernant Joseph Kabila, les choses sont moins claires. "Certains artistes ont chanté ses louanges, souvent en échange d’une enveloppe, estime l’organisateur. Mais ils ne viennent pas en Europe, parce que certains s’y sont déjà fait tabasser." Pour l’historien Malambu Ma Kizola, "Kabila ne peut pas être chanté, même au Congo, car on voit en lui un intrus".
Alors on danse, à Bruxelles
Selon ces interlocuteurs, les textes contemporains sont, en outre, moins identifiables que par le passé. "Il n’y a plus une, mais quatre ou cinq thématiques, et sur le plan musical on ajoute de la musique électronique ou des rappeurs." se désole Klay Mawungu, pour qui il y a une véritable demande de rumba traditionnelle au sein de la diaspora, notamment à Bruxelles.
"Il y a plein de concerts dans les cafés, les gens sont nostalgiques de la rumba qu’ils ont laissée derrière eux. La rumba des Kallé, Franco, et tout le mouvement des années 1970 porté par Zaïka Langa Langa, qui a imprimé le rythme que l’on retrouve aujourd’hui dans toute la musique africaine. En fait, on compte assez peu de nouveaux groupes, à Bruxelles, mais beaucoup d’interprètes du répertoire existant."
"Rumba Lumumba" à Bozar, ce samedi 24 novembre à 20 h. infos et tickets : www.bozar.be