Un concert de Bowie sans Bowie? "On ne peut pas remplacer David, mais on peut respecter ses morceaux"
Publié le 23-01-2019 à 16h30 - Mis à jour le 23-01-2019 à 16h37
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"A Bowie Celebration” fera étape à l’Ancienne Belgique. Ce concert hommage rassemble des musiciens ayant pratiquement tous collaboré avec Davie Bowie. Rencontre avec Mike Garson, pianiste attitré
du Thin White Duke, et concepteur de ce show réussi.
En septembre 1972, David Bowie débarque à New York pour inaugurer le volet américain de son mythique "Ziggy Stardust Tour". Le guitariste Mick Ronson et les Spiders From Mars sont évidemment de la partie, mais le groupe n’a curieusement pas recruté de pianiste pour l’occasion. Il faut en trouver un sur place. Grands amateurs de musique d’avant-garde et de free jazz, Bowie et Ronson se tournent vers la chanteuse/pianiste Annette Peacock qui décline toute collaboration dans l’immédiat, mais renvoie les deux compères vers l’un de ses pianistes - Mike Garson - totalement inconnu du grand public.
Garson lui-même n’a jamais entendu parler de Bowie. Formé au jazz et au classique, il goûte assez peu à la pop culture, et c’est précisément ce qui intéresse son futur employeur. David Bowie l’engage, le garde à ses côtés pour enregistrer Aladdin Sane, Pin Ups et Diamond Dogs, et le prend avec lui en tournée jusqu’à la toute fin de sa carrière.
"David n'a jamais vraiment aimé sa façon de chanter"
Comment s’est déroulée cette première rencontre avec David Bowie ?
Je donnais cours de piano chez moi, à Brooklyn, lorsque j’ai reçu un coup de téléphone. J’ai demandé à mon étudiant de garder ma petite fille qui avait tout juste un an, et j’ai filé aux studios RCA de Manhattan. Quand je suis entré dans la pièce, un piano était installé sur la gauche, Mick Ronson était assis juste en face et David observait la scène de l’autre côté de la vitre. Ils ont lancé la musique de Changes et m’ont demandé de jouer quelques notes. Comme je le raconte chaque soir durant le concert (lire ci-contre, NdlR) je me suis lancé dans un instrumental. Après huit secondes, Mick m’a dit "OK, tu as le contrat" (rires). J’ai été engagé pour huit semaines et j’ai fini par l’accompagner sur plus d’un millier de concerts.
Bowie renouvelait sans cesse ses musiciens, comment avez-vous fait pour rester ?
Entre 1972 et 1974, David a affectivement utilisé cinq groupes différents, mais je sais exactement pourquoi je suis resté. Pas parce que nous étions amis, et nous l’étions, simplement parce que j’étais capable de répondre à toutes ses demandes. J’étais une véritable éponge à l’époque, j’avais étudié tellement de genres musicaux différents, que je pouvais jouer du rock, du blues, du gospel, du free jazz, du funk, du classique… David, lui, était un pur génie et le directeur de casting absolu parce qu’il avait une vision. En vous engageant, il savait très bien ce qu’il attendait de vous et ce que vous alliez pouvoir lui apporter. Il n’a jamais "micro-managé" ses musiciens, il est simplement parvenu à engager systématiquement les musiciens qui sonnaient comme il le voulait au moment où il le voulait.

On entend très bien votre apport en jazz sur le piano d’"Aladdin Sane", par exemple…
J’ai commencé par proposer une intro plus blues lors de l’enregistrement d’Aladdin Sane. David m’a arrêté tout de suite en disant "non, non, c’est trop commun, c’est exactement ce à quoi on s’attend. Je veux quelque chose de différent, d’avant-garde. Il me semble que tu jouais ce genre de musique non ?" Je me suis exécuté et je n’ai réalisé que des années plus tard que David avait fait exactement le bon choix. En 1973, ce n’était pas du tout tendance. Ce n’est qu’aujourd’hui, quarante-cinq ans après, qu’on réalise à quel point son approche a changé l’histoire du rock’n’roll.
Comment cette exigence se traduisait-elle sur scène ?
Mon rôle était très clair : le groupe était carré, discipliné, et je devais rester l’électron libre. Ce qui signifie que chaque soir, pendant toutes ces années, 50 % à 80 % de mes parties au piano étaient totalement improvisées. C’est ce mix de discipline et de liberté qui rendait chaque concert absolument unique.
David Bowie parvenait-il à se distancer de ses personnages et nombreux alter ego ?
Exception faite de Ziggy Stardust, dont le personnage avait clairement tendance à se mêler à l’interprète, au début de sa carrière, David sortait très facilement de son rôle. À la seconde où il sortait de scène, il redevenait David Jones (son nom au civil, NdlR). C’était vraiment un type normal, exigeant mais incroyablement drôle et chaleureux.
Au-delà de sa vision, de son génie artistique, est-ce que Bowie avait des doutes ?
Tous les artistes doutent, et David avait énormément d’angoisses, de questionnements. Il n’aimait pas sa façon de chanter, par exemple. Il ne l’a jamais aimée. Il ne voulait pas être chanteur, mais compositeur, songwriter. Le problème, c’est qu’en réalité David était un chanteur à ce point atypique et intéressant que j’ai beaucoup de mal à trouver des artistes capables de se réapproprier tout son répertoire. Cinq interprètes différents prennent le micro tous les soirs, parce que je n’en ai jamais trouvé un seul capable de tenir tout le show.

“Jouer avec ses musiciens rend le concert authentique”
Le mercredi 16 janvier à 21h, nous prenons place dans l’Olympia parisienne sans grande conviction. Un concert de Bowie sans Bowie s’annonce comme un vieux karaoké pour nostalgiques dénué d’âme, comme le sont à notre humble avis les prestations des Doors sans Jim Morrison et Queen sans Freddie Mercury. Mike Garson entre alors en scène, seul, pour expliquer la démarche du groupe. Tout en respect et en humilité, il rend hommage au maître, qui nous a quittés il y a déjà trois ans, avant de lancer Bring Me The Disco King, Rebel Rebel, Fame, Young Americans,… Earl Slick, Mark Plati et Carmin Rojas, tous membres du groupe du Duke à un moment ou à un autre, le rejoignent à leur tour et jouent à la perfection des hits qu’ils connaissent sur le bout des doigts. Il n’en faut pas plus pour que public parisien s’exalte, quitte les sièges de velours rouge qui lui ont été imposés et danse dans les allées, en reprenant tous les refrains de mémoire. David Bowie n’est pas là, certes, mais cinq interprètent aux profils variés se relaient pour donner vie à son répertoire avec une certaine réussite, et offrent à ses amateurs une vibrante célébration.
Mike, comment organise-t-on un concert de David Bowie sans Bowie ?
D’abord, en présentant au public une machine bien huilée, un concert absolument impeccable sur le plan musical, car c’était systématiquement le cas avec David. On répétait parfois jusqu’à six semaines avant de partir en tournée. David préparait soigneusement chacun de ses mouvements, ses déplacements. On doit assurer à ce niveau tout en évitant de rester dans notre zone de confort. Nous jouons donc énormément de hits, mais aussi quelques pièces plus obscures de son répertoire, car cela faisait également partie de ses concerts, parfois trop d’ailleurs, aux yeux de son manager. Je me souviens très bien du Outside tour dans les années 90, durant lequel David ne jouait que des morceaux expérimentaux. Son manager venait chez moi tous les soirs en me disant "s’il te plaît, demande lui de jouer quelques hits" (rires).
Il vous faut tout de même cinq interprètes différents…
Voyons les choses de cette manière : George Gershwin a composé de très grands morceaux sans jamais monter sur scène. Mais Tony Bennett, Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan, Nancy Wilson ont tous chanté sa musique, parce que ce sont des morceaux incroyables. David était un compositeur brillant, lui aussi, et je ne cherche pas des imitateurs, mais chanteurs capables se réapproprier son univers. Quand vous entendez chaque soir deux mille personnes chanter les paroles de tous ses morceaux, vous savez que votre concert a du sens. Bowie a composé la bande originale de la vie d’un très grand nombre de personnes. J’ai dû rencontrer un bon millier de musiciens, acteurs, peintres, durant ma carrière, et je n’en ai jamais croisé un seul qui ait une influence aussi importante sur tant de gens, dans autant de disciplines différentes.
En quoi la présence de musiciens ayant fréquenté Bowie est importante ?
Je voulais que ce groupe sonne le plus authentique possible. La composition a changé à plusieurs reprises, mais je prends toujours trois ou quatre alumni au minimum, car cela rend les choses vraies. Quand je ferme les yeux, j’entends exactement la même musique que quand je tournais avec David. On ne peut pas remplacer David, mais on peut mettre tout en œuvre pour respecter ses morceaux. Il a un tel catalogue que je dois avoir 125 morceaux que j’aimerais jouer. Le groupe en connaît entre 35 et 40, et chaque soir nous en jouons 18 à 20, ce qui nous donne par ailleurs, une vraie flexibilité.
"A Bowie Celebration", mercredi 30 janvier à l’Ancienne Belgique (Bruxelles), www.abconcerts.be