Michel Legrand, le bonheur de la mélodie (EVOCATION)
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- Publié le 26-01-2019 à 20h10
- Mis à jour le 26-01-2019 à 20h19
Disparu le 26 janvier, à 86 ans, Michel Legrand laisse une œuvre immense, riche et extraordinairement variée, une kyrielle de mélodies inoubliables.
Compositeur aux 3 Oscars, il est un génie de la musique du XXe siècle.
Bien sûr, il avait 86 ans, et alors ? La disparition d'un immense bonhomme comme Michel Legrand touche toujours, très probablement parce que, pendant des décennies, il a fait, par sa musique, le bonheur de millions de gens. Par-delà les générations, puisque la musique de Michel Legrand se passe de l'une à l'autre, comme le bâton témoin dans la course relais de la vie. Un bonheur pas univoque, mais enjoué, pétillant comme le jazz, mouvant comme le swing, parfois brumeux d'une nostalgie rêveuse. « Pour moi, le bonheur, c'est de la musique, disait-il, et quand il y aura de la joie partout, ce sera vraiment le triomphe de la musique. »
« Nous sommes des sœurs jumelles
Nées sous le signe des gémeaux
Mi fa sol la mi ré ré mi fa sol sol sol ré do... »
Bien sûr, quand on évoque la personnalité de Michel Legrand, l'inoubliable duo de Delphine et Solange dans Les Demoiselles de Rochefort ressurgit immanquablement. Passage obligé par le cinématographe pour un musicien qui, plus que tous les autres, a tout fait : pianiste, arrangeur, compositeur, chanteur, dans tous les genres, chanson, jazz - du trio au big band, grand orchestre symphonique, concerto, oratorio, publicité, dessin animé et, sur la fin, ballet.
Il faudrait un dictionnaire pour nommer tous ceux qui l'ont chanté ou avec lesquels il a joué. On en peut s'empêcher, tout de même, de mentionner les noms illustres de John Coltrane, Bill Evans, Dizzy Gillespie, Miles Davis, Stéphane Grappelli, Sarah Vaughan, Stan Getz côté jazz et, côté chanson, Yves Montand, Claude Nougaro, Henri Salvador, Jacques Brel, Charles Aznavour, Serge Gainsbourg, Gilbert Bécaud, Maurice Chevalier dont il fut le directeur musical.
Michel Legrand a fait beaucoup de belles choses durant sa longue vie, mais nul n'a, comme lui, aussi bien marié le jazz et la chanson. Musicalement, il a de qui tenir. Son père, Raymond Legrand, fut un immense chef d'orchestre, et sa mère, Marcelle, était la sœur de Jacques Hélian, autre chef d'orchestre. Legrand père quitte sa femme quand le petit Michel, né le 24 février 1932 dans le XXe à Paris, a trois ans. Gamin, seul à la maison, il mettait la radio et travaillait la mélodie et l'harmonie au piano : « C'est comme ça que je suis venu à la musique, dit-il, par la chanson. »

Le choc Dizzy Gillespie
Puis il y eut le choc Dizzy Gillespie. Musicien, compositeur et chef d'orchestre initiateur du be-bop, l'homme à la trompette coudée en a séduit et convaincu plus d'un, lors de son passage à Pleyel, le 28 février 1948. Dans la salle, Michel Legrand, 16 ans, se laisse emporter par ce souffle ébouriffant. Après la matinée de 18h, il reste dans la salle pour le concert de 21h. « Et ça a changé ma vie. Tout à coup, le jazz est entré dans ma vie, dans mon domaine, dans mon répertoire. »
Entre les retranscriptions de chansons populaires au piano et le big bang de jazz, Michel Legrand étudie piano et écriture musicale au Conservatoire de Paris, rue de Madrid, entre 1942 et 1949. Il y suit notamment l'enseignement de Nadia Boulanger : « Cela m'a apporté toute la vie, nous dit-il en 2004. Avec Nadia Boulanger, vous apprenez la littérature, l'art, la musique bien sûr, mais vous apprenez la vie, la philosophie, la rigueur, la discipline, tout. » « C'est grâce à elle, pratiquement, que je suis ce que je suis. »
Le succès à 22 ans
Ce n'est pourtant ni par Bach, Mozart ou Stravinsky que le jeune Michel fait son entrée dans la vie musicale, à 21 ans. Au début des années cinquante, grâce à son père Raymond, il trouve des engagements d'arrangeur pour des chanteurs. Via le grand Jacques Canetti, directeur artistique et producteur musical qui a mis le pied à l'étrier à toute une génération de vedettes de la chanson, il entre en contact avec la maison de disques Columbia qui cherche à mettre à la sauce jazzy des grands thèmes sur la capitale française. Instrumental signé Michel Legrand and his Orchestra, l'album I Love Paris, paru en 1954, est un énorme succès.
Si elle ne lui monte pas à la tête, cette célébrité à 22 ans lui sert à monter l'un des coups les plus culottés de l'époque, pour un jeune musicien français. Les 25, 27 et 30 juin 1958, il est aux studios Columbia, au 207 East de la 30e rue à New York, aux studios de la Columbia. Là, dans ce lieu mythique surnommé The Church, avec sa tête de jeune frenchy intello binoclard de 26 ans, il est entouré par Miles Davis et trois membres de son célèbre sextet, John Coltrane, saxophones, Bill Evans, piano, et Paul Chambers, basse… Parmi les arrangements, dont certains audacieux, réalisés par Michel Legrand, « Night in Tunisia » de Dizzy Gillespie bien évidemment, « 'Round Midnight » de Thelonious Monk ou encore « Nuages », de Django Reinhardt…
Jacques Demy, l'alter ego
A la même époque, le jeune compositeur entre en cinéma, grâce Pierre Chenal, pour lequel il réalise la partition très jazz, à la Count Basie, du film Rafle sur la ville (1958). Puis c'est la rencontre avec Jacques Demy, la musique devenant l'un des personnages du film Lola (1960). Pour Agnès Varda, femme de Demy à l'époque, Michel Legrand joue son propre personnage dans Cléo de 5 à 7 (1962). Cette année-là, après lecture et relecture d'un script, Michel téléphone au réalisateur : « Jacques, c'est un musical. » Prenant l'avion qu'il pilote lui-même, comme le montre le remarquable documentaire Sans demi mesure, de Gregory Monro, il se rend chez Demy à Noirmoutier.
« Je vais écrire la musique d'un scénario destiné à être parlé, et la réunion d'une musique savante avec des paroles quotidiennes, voire banales, va faire un mélange explosif », dit-il à propos des Parapluies de Cherbourg (1963, Palme d'or 1964). Dans le même documentaire, le cinéaste Bertrand Tavernier, grand amateur de jazz, livre son analyse : « Legrand amenait une rythmique, un côté quelquefois swing, une légèreté qui effaçait ce que l'univers de Demy aurait pu avoir de mièvre, si la musique avait été moins inventive. » La suite de cette collaboration élective Legrand-Demy, ce seront Les demoiselles de Rochefort (1967), puis Peau d'âne (1970),

L'un des trois grands d'Hollywood
Malgré une certaine reconnaissance en France, il ne faut pas croire que la vie soit facile pour le compositeur. En 1956, Max Favanelli écrit dans le journal France Soir : « Michel Legrand confond la musique et les fonderies du Creusot. » « Qu'est-ce que je réponds à ça ? » dira-t-il. La réponse viendra d' Hollywood quelques années plus tard. Dans L'Affaire Thomas Crowne, de Norman Jewison, avec Steve McQueen, c'est la musique de Legrand qui donne le rythme au film. Résultat, l'Oscar 1968. « Après ce premier Oscar, tous les films passaient par moi, c'était le paradis » dira-t-il. Le compositeur retrouve McQueen dans le film quasi muet Le Mans en 1971, et dans Le Chasseur en 1980. Et il renoue avec les Oscars en 1971 (Un été 42) et en 1983 (Yentl), devenant, avec Maurice Jarre et Georges Delerue, l'un des trois grands musiciens français à avoir réussi l'aventure hollywoodienne.
Dans ce parcours extrêmement prolifique – le coffret de 20 disques Les Moulins de son coeur, qui vient de paraître chez Decca/Universal, est une anthologie, pas une intégrale , il ne faudrait pas oublier le chanteur à la voix haute et discrètement voilée, capable d'émotions tendres comme d'un swing virtuose :
« Quand ça balance, on est deux, le jazz et moi
Je crois même qu'on est trois
La contrebasse, la batterie, le jazz et moi
Ça fait déjà plus que ça… »
Parmi ses autres classiques, Les Musiciens, Marion ne m'aimait pas, Comme elle est longue à mourir ma jeunesse, et Quand on s'aime, étourdissant duo avec Nana Mouskouri.
Quand la mélodie est là
Le fil conducteur, au terme de huit décennies de musique par Michel Legrand ? « La mélodie est la base de la musique, nous a-t-il dit. Que vous soyez un musicien de jazz, un musicien classique, un musicien de variétés, un rocker, n'importe quoi, un musicien de musique dite contemporaine, la mélodie règne. » « Mais une mélodie, ça vient, vous savez, on ne sait pas bien comment. Ça vient parce qu'on cherche, qu'on travaille tout le temps. Je ne crois pas du tout à l'inspiration. Si vous attendez l'inspiration, vous attendrez toute votre vie, elle ne viendra pas. »
En 2005, lorsqu'il nous parlait de Claude Nougaro, il se définissait comme « un aventurier de la vie. Je saute d'une chose à une autre avec un désir fou et une connaissance très profonde. On me dit touche-à-tout, je ne touche à rien, mais quand je touche à quelque chose, j'y vais à fond. » Comme pour le ballet Liliom, de la Compagnie de Hambourg, en 2011 : il réalisait ainsi, à 79 ans, le vœux de Nadia Boulanger, qui le voyait mal en chanteur, jazzman ou compositeur de cinéma. C'est en voulant « toujours savoir jusqu'où je pourrais aller trop loin » que Michel Legrand est resté, jusqu'au bout, un jeune homme émerveillé et merveilleux.
"Quand ça balance, alors là je suis chez moi
C'est mon passeport, mon drapeau, ma bible à moi"
1-2-3-4 et ça va! »
Note :
Les Moulins de son coeur, Michel Legrand, anthologie en 20 disques et un livret écrit par le musicien, Decca, Universal Music.