Quand Michel Legrand rendait hommage à Claude Nougaro : "On était comme deux brigands préparant un mauvais coup, on s'amusait tous les deux"
Publié le 26-01-2019 à 10h41 - Mis à jour le 26-01-2019 à 10h52
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En 2004, Michel Legrand sortait son nouvel album intitulé sans ambiguïté «Legrand Nougaro». Il y reprenait avec fougue une quinzaine de titres que les deux compères avaient créés de conserve, au début des années soixante: «Le cinéma», «L'église», «Le rouge et le noir» et «Les Don Juan» en duo réarrangé à partir de l'enregistrement original de la voix, en 1962. Un régal total, augmenté d'un très beau texte inédit, «Mon dernier concert», retrouvé par Hélène Nougaro et «musiqué» en un clin d'oeil par le compositeur. Relisez l'article de "La Libre Belgique" publié initialement en 2004 et consacré à l'album "Legrand Nougaro".
Michel Legrand est avant tout un immense compositeur, qui s'est taillé une réputation internationale dans le cinéma grâce (c'est le mot) à ses collaborations avec Jacques Demy côté français: «Les parapluies de Cherbourg» et «Les demoiselles de Rochefort». Inoubliables Delphine et Solange chantant en choeur «Nous sommes deux soeurs jumelles nées sous le signe des gémeaux Mi fa sol la mi ré, ré mi fa sol sol sol ré do.» Echoué de la Nouvelle vague, il débarque aux Etats-Unis et reçoit tout de go un oscar pour la musique du film «L'affaire Thomas Crown» (Norman Jewison, 1968).
All star
Compositeur, mais aussi arrangeur et pianiste, il monte encore de prestigieux big bands, notamment en 1958 pour «Legrand Jazz» où il aligne, derrière les pupitres, des solistes tels que Miles Davis, trompette, John Coltrane, saxophone, Bill Evans, piano, Herbie Mann, flûte, Phil Woods, saxophone.
C'est le même Phil Woods qui, bientôt 40 ans plus tard, prend un solo carabiné sur «L'église», tête baissée dans la brèche ouverte par les nouveaux arrangements de Michel Legrand. «Il est dans les solistes de toute ma vie», s'enthousiasme le musicien, en toute grande forme, «j'ai changé la forme des chansons et ménagé des plages pour que mes solistes de jazz puissent jouer, improviser, s'exprimer. Les musiciens racontent aussi leur histoire, comme le fait la chanson.»
Les autres participants au projet sont eux aussi d'exception, à commencer par l'un des meilleurs contrebassistes au monde, Ron Carter, mais aussi Kenny Warner, pianiste superlatif, membre éminent du quartet américain de Toots Thielemans, etc. Pour réussir un enregistrement aussi brillant et spontané, il a fallu recourir à la bonne vieille méthode: «Maintenant, on enregistre tout séparément, c'est-à-dire qu'il n'y a pas une trompette qui bave sur la piste des violons, mais qu'est-ce qu'on en a à foutre? La musique, c'est pas ça... Moi je travaille toujours à l'ancienne: je me suis installé au milieu, j'ai mis Ron Carter et tout le monde autour de moi, sans séparation aucune, sans casque. J'entendais les musiciens jouer, et tout ce qu'ils jouaient m'a inspiré, m'a donné des ailes. C'est grâce à eux que le disque est comme ça.»
Un petit peu grâce au grand Toulousain aussi, qui, dans la fougue de sa jeunesse, a craché le feu de quelques-uns de ses plus beaux textes. «Pardon Claude, mais je pense que ce qu'il a écrit de mieux date du début. C'est peut-être moins astucieux, moins élaboré, mais c'est surtout moins fabriqué; il y a un naturel, une fraîcheur, une authenticité. (Et de se mettre à entonner) Ce qu'il faut dire de fadaises / Pour voir enfin du fond de son lit / Un soutien-gorge sur une chaise / Une paire de bas sur un tapis / Nous les coureurs impénitents / Nous les donjujus, nous les don Juan. Vous vous rendez compte de comment ça dégage, ça?»
Traîné en studio
Ces chansons auraient très bien pu ne jamais être chantées. Auteur et compositeur, Nougaro et Legrand les ont proposées à une pléiade d'interprètes en vogue à l'époque, Dario Moreno, Philippe Clay, Annie Cordy, mais personne n'en voulait. «Alors je dis à Claude, il faut les enregistrer, il me dit oui mais qui va chanter ça, je lui dis toi, il me dit non, je lui dis si, non, si non... Je lui dis écoute, il faut qu'elles existent, ces chansons, putain de merde. J'ai dû le traîner au studio pour faire une maquette de quatre ou cinq titres, avec Eddy Louiss à l'orgue, Maurice Vander au piano.» Chez Philips, Jacques Canetti, qui avait signé Brassens et Brel, n'y croyait guère, ou alors, il fallait que ça ne coûte pas cher. «On a pris quatre ou cinq musiciens et c'est parti. Le disque sorti, nous en vendions par centaines de mille, et Claude était une vedette. Alors, vous voyez, mon cher Jacques Canetti...»
Homme à tout faire
A l'époque, personne n'avait froid aux yeux. Fils du renommé chef d'orchestre Raymond Legrand et élève pendant dix ans de Nadia Boulanger, il faisait tout sur ces premières bandes nougaresques: piano bien sûr, mais aussi arrangements, mixage, etc. «On était comme deux brigands préparant un mauvais coup, on s'amusait tous les deux, on est toujours restés très mômes. C'est marrant, moi aussi, malgré toute la douleur et les plaisirs accumulés. La jeunesse ne meurt pas. J'ai 73 ans aujourd'hui, et je me sens beaucoup plus jeune que quand j'en avais 18. Cocteau disait cette phrase sublime: il faut tellement d'années pour devenir jeune. »
Concert dans l'air
Puis les routes de Michel et Claude se sont séparées, se croisant seulement de temps à autre, pour se retrouver, là, bien plus tard. Qui pouvait le mieux rendre hommage à Nougaro, celui qui rêvait d'être Louis Armstrong, sinon Legrand, qui se verrait bien dans la peau de Nat «King» Cole? Si le disque marche bien, ce qui est le cas, il y aura du concert dans l'air.
Tout emporté, Michel Legrand conclut: «Je suis un aventurier de la vie, je saute d'une chose à une autre avec un désir fou et une connaissance très profonde. On me dit touche à tout, je ne touche à rien, mais quand je touche à quelque chose, j'y vais à fond. Lui aussi Claude, pareil, on est des gens complets, entiers, exigeants, terriblement exigeants. J'ai beaucoup de mal à garder mes femmes, parce que je demande autant aux autres qu'à moi, trop!»