Plaisirs transgressifs de "La Gioconda" à la Monnaie
Une lecture débordante du chef-d’œuvre de Ponchielli. Âmes sensibles et raffinées, s’abstenir.
- Publié le 31-01-2019 à 08h53
- Mis à jour le 31-01-2019 à 14h34
Une lecture débordante du chef-d’œuvre de Ponchielli. Âmes sensibles et raffinées, s’abstenir. Grâce en soit rendue à Walt Disney et à son Fantasia, La Gioconda de Ponchielli est le seul opéra du répertoire que l’on n’oserait pas jouer aujourd’hui sans son ballet : les hippopotames en tutu sur la Danse des heures sont gravés dans notre inconscient collectif. Pour la nouvelle production de l’œuvre à la Monnaie - la première depuis 1939 ! - ce sont de très classiques danseurs qui évoluent sur la célèbre partition, mais on les voit notamment violer une infortunée danseuse aux quatre coins du pédiluve qui recouvre toute la scène de la Monnaie (La Libre du 30 janvier). Ce n’est toutefois qu’une outrance parmi nombre d’autres dans la mise en scène d’Olivier Py qui n’en manque pas : tout au long de la soirée (un peu plus de trois heures, entracte compris), on aura vu une belle galerie d’attributs virils, un (faux) bébé éventré, une pluie de feu, un décor en forme de perspective sans fin avec des cases blanches qui descendent des cintres (on les dirait recyclées du Lohengrin du même Py), une tête de cochon et une tête de mort et, surtout, reproduit dans toutes les tailles, un masque grimaçant qui évoque plus le Joker de Batman que l’esthétique du carnaval de Venise.
Dans cette Sérénissime tourmentée, fantasmée comme un noir de bande dessinée (Barnaba ressemble à Super Mario), il ne reste que l’acqua alta (le pédiluve n’a beau faire qu’un centimètre, on marche sur des chaises et on chante sur des tables) et les paquebots de croisière, les uns en feu et l’autre (Titanic ?) sur la coursive duquel s’en vont Enzo et Laura. Les quelques rapides analyses politiques d’Olivier Py semblent plus proférées pour se donner bonne conscience que pour faire sens. La direction d’acteurs (des solistes comme des chœurs) est d’ailleurs bien plus rudimentaire que dans d’autres mises en scène du Français, et on est même un peu navré quand on voit le pauvre Jean Teitgen (Alvise) parader maladroitement.
À gorge déployée
On cherchera vainement un éclairage sur le sens de la pièce : le cap est mis sur le seul plaisir de la musique. Foin de bon goût, de raffinement ou de subtilité, la soirée dégouline de décibels plus encore que de sang et de sexe, les chœurs et l’orchestre s’en donnent à cœur joie et le chef (Paolo Carignani) ne fait pas dans la dentelle. Tous les solistes chantent à gorge déployée et, même s’il est chaque fois l’un ou l’autre point sur lequel on peut mégoter, gloire sera rendue à Béatrice Uria-Monzon (Gioconda) pour l’homogénéité et la puissance de sa voix dans tous les registres, à Stefano la Colla pour son Enzo à la fois suave et stupéfiant de projection et à Franco Vassallo pour son formidable Barnaba.
On sort du spectacle comme on quitterait la foire, le ventre lourd de douze beignets pleins de sucre, les doigts encore gras de l’huile qui perçait le papier. Pour une fois, l’opéra aura été une orgie de pur divertissement, plaisir honteux à la fois régressif et transgressif. Le pire est qu’on a peut-être même aimé cela.
---> La Monnaie, jusqu’au 12 février (et non pas jusqu’au 10 comme mentionné dans notre dossier hier matin) ; le 10 notamment il sera possible au public malvoyant de suivre le spectacle en audiodescription ; www.lamonnaie.be.