Bertrand Belin: "Mon titre 'Bec' n'est pas plus bizarre qu'une chanson de Beyoncé"
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- Publié le 01-05-2019 à 11h15
- Mis à jour le 14-09-2019 à 08h26
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L’auteur compositeur et interprète français Bertrand Belin sort "Persona". Un 6e album ancré dans notre époque avec une attention particulière portée aux laissés-pour-compte. Soit treize titres, résultat de l’observation de la ville par un poète citoyen. Il a confiance en son public et celui-ci le lui rend bien. Ce soir, le concert de Bertrand Belin, dans le cadre des Nuits Botanique à Bruxelles, est complet (1). L’auteur compositeur et interprète français a sorti, fin janvier, Persona, son 6e album. Il a aussi publié un livre, Grands carnivores (POL). Et, en février, il était à l’affiche du spectacle musical Low Heroes au Théâtre national. À 48 ans, l’artiste est sur tous les fronts. Si vous vous en étonnez, il vous répond : "Vous travaillez tous les jours, non ? Ben, moi aussi." Après avoir terminé la tournée de l’album précédent (Cap Waller) au mois de juillet 2016, il s’est aussitôt remis au travail. "Et même pendant", précise-t-il. Comme la plupart de ses collègues...
Si les treize titres de Persona sont principalement ancrés dans notre époque et, par là même, le reflet du monde tel qu’il tourne - mal -, Bertrand Belin n’a pas choisi d’être subitement plus sensible aux laissés-pour-compte de la société. "J’abordais déjà ces thèmes-là, en filigrane, dans mes précédents disques. Pour qui voulait bien y prêter l’oreille", insiste-t-il. Cette fois, même en écoutant l’album d’une oreille distraite, difficile de ne pas être frappé par l’acuité de son propos - sans doute les "gilets jaunes" ont-ils stimulé la sensibilité.
Pour une "décroissance lexicale"
Persona, ce terme qui possède plusieurs définitions semble plus incarné que "personne". "C’est un des aspects amusants de ce mot. Je pense qu’il y a là une sorte de germe métaphysique intéressant. Pour les philosophes, les théologiens ou les linguistes. C’est quoi, ce mot ? Je ne sais pas. Je n’ai pas fait de recherches approfondies sur le sujet. Je me contente de l’effet de friandise intellectuelle que cela peut avoir. Je trouve assez magnifique ce trésor de la langue."
La langue ? Notre langue ! La française, que Bertrand Belin, depuis toujours, aime façonner. Quand il ne décharne pas jusqu’à l’os son propos. Pour preuves, "Bec" qui ouvre et "En rang" qui ferme son album sont pour le moins singulières - au-delà de leur forme n’empruntant pas le traditionnel couplet-refrain. Le monde est-il tellement bavard qu’il a choisi de jouer sur l’économie des mots pour dire les choses ? "Oui, il y a un peu de ça. Un peu de décroissance lexicale. J’ai l’impression que pour être entendu, il faut parler bizarrement. Si vous dites les choses normalement, on ne vous écoute pas. Il y a une publicité qui n’est pas si bête que cela, je suis désolé de devoir le dire, qui met en scène un type qui va dans une banque et qui chante : ‘Je voudrais faire un emprunt pour m’acheter une maison.’ Le conseiller bancaire lui demande alors : ‘Mais pourquuoi vous chantez ?’ Parce que quand je parle, vous ne m’entendez pas.’ C’est juste une situation amusante, mais elle est assez vraie", relève celui qui de toute façon martèle qu’avec ce disque, il ne va pas rejoindre la cohorte d’artistes qui font de la variété. "Tant qu’à être moi-même, autant faire ce que je veux."
Pas conscient de sa singularité
Bertrand Belin insiste : "Je vous assure, je parle sincèrement, je n’ai pas conscience de cette singularité", enclenchant "‘Bec’ n’est pas plus bizarre qu’une chanson de Beyoncé, pour moi. Quand on écoute Beyoncé, certains morceaux de Kanye West, c’est beaucoup plus aventureux et chelou. Pourtant, c’est planétairement écouté. Je pense qu’il y a une histoire d’a priori, assez étrange quand même. Dans le r’n’b contemporain, ils font des choses absolument édifiantes, très intéressantes. Ce morceau-là, je ne vous cache pas qu’il m’est inspiré par certaines choses que j’ai écoutées en provenance du r’n’b justement."
Certains décollages professionnels sont, de fait, fulgurants. La carrière artistique de Bertrand Belin, elle, se développe sur la longueur - d’album en album, il se révèle, depuis 2005, plus percutant, Persona étant sans doute le plus abordable. "Cela se retrouve dans tous les domaines de la musique. Y a des gens qui sortent un premier album et qui deviennent d’emblée des superstars. Y en a même des Belges. Ce sont des fulgurances, des paris, des rencontres de génération, d’un art avec son public. L’histoire de la musique est constellée de ce genre d’événements. La vie littéraire également, cela touche même d’autres domaines culturels. Il y a des génies. En tous cas, des situations géniales", nuance-t-il.
Si l’on aimerait entendre Bertrand Belin au-delà des niches de certaines émissions radiophoniques, l’intéressé, lui, n’en prend pas ombrage, il regrette juste "le manque de curiosité musicale", tout en faisant remarquer qu’il a fait l’Olympia, que deux Casinos de Paris l’attendent pour la fin de l’année et qu’il sort de 140 concerts sur sa tournée précédente.
Une répugnance pour l’effervescence
Persona est un album qui se déguste avec sagesse. Où l’on prend son temps de goûter à toutes ses composantes. Dans un environnement où prédomine une certaine célérité des choses, quel rapport au temps Bertrand Belin entretient-il ? "Je ne suis pas dans cette effervescence, elle me répugne. J’en emploie, bien entendu, certains aspects avec grand plaisir. On peut trouver des commodités dans ce monde et sa vitesse. Les transports, l’avion, Internet, tout ça. Mais de là à m’illusionner sur la capacité des techniques à nous rapprocher… C’est une histoire de génération aussi, je suis né en 1970, je n’ai pas eu de téléphone portable avant l’âge de 30 ans. Vous et moi n’avons pas grandi dans le même monde qu’un gamin né en 2000. Qui a 19 ans aujourd’hui et que l’on commence à fréquenter professionnellement. Qui débarque dans la musique et devient une star DJ. Ces jeunes ont vécu les choses différemment. De ce point de vue-là, c’est assez passionnant d’ailleurs."
Certains réduisent le migrant à "un corps qui prend tel volume en centimètres cubes"
Mais où s’installe Bertrand Belin qui, dans "Grand duc", énonce "Tout je vois tout/J’entends tout", pour observer au mieux ce qu’il raconte dans ses chansons ? Assis sur un banc mal gaulé comme il le chante sur "Choses nouvelles" ? "Ben, sur un banc mal gaulé, on peut pas trop s’asseoir", rétorque-t-il. En empruntant le métro ? "Oui, c’est ça, en étant citoyen, au sens romain du terme." C’est-à-dire ? "Un membre de la cité qui la traverse, la pénètre, la pratique, réellement, physiquement, tous les jours." Et qui ne passe pas à côté des SDF ou des migrants en les ignorant.
"Un point rouge/dans la nuit/C’est une clope/Je te dis/Un point qui danse/Dans ces collines […] Un ours qui fume/Je n’en crois rien […] Quelqu’un qui fuit/qui cherche un pays". C’est bien des migrants dont il s’agit dans "De corps et d’esprit". Qui fait indubitablement penser à ceux bien, mais aussi très mal, accueillis dans la vallée de Briançon. "C’est comme si ces gens n’avaient pas de vie. Comme s’ils n’avaient qu’un corps qui prend tel volume en centimètres cubes. Donc, s’ils viennent s’installer en France, ils vont prendre de la place. Comme si ces migrants n’avaient pas de sentiments, comme si cela les amusait de marcher pieds nus dans la montagne, de traverser les océans. C’est un problème d’éducation ça, quand on n’est pas capable de se projeter dans le malheur des autres, d’avoir sinon de l’empathie au moins de la sympathie, c’est qu’on est fermé, qu’il nous manque une case", s’emporte Belin.
D’empathie, on se doute qu’il n’en manque pas, lui qui est bien conscient qu’arriver avec des chansons inconfortables, pourrait dans un premier temps indisposer. Son écriture poétique est pourtant hautement recommandable. On pense à Bashung, mais aussi à Ferré. Lui cite comme influence l’Américain Bill Callahan.
Le rejet généralisé de la classe politique
L’artiste, attentif au monde dans lequel il vit, avait-il senti venir le mouvement des "gilets jaunes" ? "Non, enfin si, comme tout le monde qui a senti qu’on était dans une forme d’ébullition. De là à dire que cela se serait traduit pas ces mouvements œcuméniques, enfin apparemment œcuméniques, refusant de s’intégrer à quelque structure politique existante, ça c’est la nouveauté. On voit bien qu’il y a des sensibilités très variées dans ce mouvement. Surtout, ce qui est remarquable, au sens propre du terme, c’est cette volonté de ne pas être enrôlé, ou récupéré, comme on dit plus schématiquement dans les médias. Cela traduit ce que l’on appelle depuis de nombreuses années, le rejet généralisé de la classe politique. Le dégagisme. On ne l’a pas seulement senti venir, on a été prévenu. Cela fait des années que tout le monde est prévenu. C’est comme dans un vieux couple, un couple qui ne s’aime plus, qui s’accommode, on ne se dit plus les choses, on fait bonne figure, et puis à un moment donné, un des deux doit prendre position, et ce n’est pas toujours qui on croit. Un qui met les pieds dans le plat : ça suffit cette comédie. Et là, on est quand même à un point où ça suffit cette comédie. Ça suffit ces Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, NdlR) qui ne payent pas leurs impôts comme il faudrait… C’est vrai que cela suffit et c’est malheureux de devoir crier si fort et d’en venir aux mains pour être entendu."
Claviers vintage
De sa voix grave qui peut emprunter un ton solennel, il chante souvent de façon entêtante comme sur "Camarade" : "J’ai travaillé à travailler pour un travail", persuadé que les dérèglements du langage sont susceptibles de forcer l’écoute. Musicalement, il forme avec Thibaut Frisoni et Tatiana Mladenovitch un trio, ensemble depuis son premier album. L’accent a été mis, cette fois, sur les claviers - vintage. "Thibaut a commencé à jouer de la guitare avec moi, puis de la basse, maintenant il est aux claviers. J’apprécie l’approche qu’il entretient avec ces timbres-là. Dans l’emploi que j’entends en faire et lui dans ses compétences, on se trouve bien."
(1) Bertrand Belin sera de retour à Bruxelles le lundi 7 octobre prochain à la Madeleine dans le cadre du festival Francofaune.