Nos libertés sèment-elles le chaos ?
- Publié le 14-10-2019 à 10h15
- Mis à jour le 17-10-2019 à 10h13
:focal(1275x858:1285x848)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/2GUNJBQWCRCCVGXKSNZJ6C7JBY.jpg)
Le Festival des Libertés s’installe au Théâtre national, à Bruxelles, du 17 au 26 octobre. Films, concerts et pièces de théâtre y sont proposés pour alimenter débats et discussions. Une démarche salutaire, dans une société ultra-connectée. Rencontre avec le directeur Fabrice Van Reymenant.
Liberté !", hurlait William Wallace en fonçant en kilt vers les forces britanniques du roi Édouard le Sec, épée à la main, dans l’une des scènes les plus mémorables du film Braveheart (Mel Gibson, 1995). L’indépendantiste écossais n’est plus le seul détenteur de la célèbre formule, aujourd’hui. Le terme est partout : au Nord, au Sud, dans les rues, les foyers, les médias et d’une manière plus ou moins sincère sur les réseaux sociaux. Longtemps canalisée par des structures sociales clairement définies, la revendication du droit à la parole, l’autodétermination et l’exercice de la liberté s’est personnalisée et répandue comme une traînée de poudre, soulevant au passage d’innombrables questions : l’individu est-il réellement plus libre de s’exprimer ? Les contestations diverses et variées sont-elles de nature à changer les systèmes, dont un nombre croissant de citoyens se sentent prisonniers à travers le monde, ou à créer une confusion qui brouille le message et engendre une réponse contre-productive de la part des différentes formes de pouvoir ?
Centré sur ce vaste questionnement depuis près de vingt ans, le Festival des Libertés prend cette année pour thème "le chaos". Le sentiment de confusion qui semble se dégager de manière croissante des scènes internationale, sociale, militante, médiatique et intellectuelle. De quoi ouvrir un débat de fond, et donner un peu de perspective à l’ensemble, à coups de films, débats, pièces et concerts, durant une dizaine de jours. Petit point sur l’ambition et les limites de la démarche avec son organisateur, le directeur de Bruxelles Laïque, Fabrice Van Reymenant.
La notion de liberté est-elle plus complexe que jamais ?
Je le pense, oui. Le combat pour la liberté a longtemps été réservé ou concentré autour des mouvements d’État. Ces dernières années, les évolutions sociales, politiques et socio-économiques de la société ont fait de la liberté une préoccupation beaucoup plus proche des gens, notamment dans les régimes démocratiques. La base de revendication s’est élargie, et c’est, selon moi, l’une des conséquences des politiques plus sécuritaires mises en place par les autorités, qui apportent une réponse coercitive à la contestation.
Ce changement de fond déstabilise-t-il quelque part les autorités, qui peinent donc à y répondre ?
C’est ce que nous voulons mettre en avant avec le thème de cette année. Face aux revendications et aux formes d’interpellation multiples, qui sortent du giron des syndicats ou autres organisations structurées, comme l’ont illustré le mouvement des gilets jaunes ou les jeunes pour le climat, les autorités semblent déboussolées. Elles réagissent en criminalisant ces libertés au nom du retour à l’ordre, au lieu d’adapter leur approche à ce nouveau mode de contestation.
Nous semblons à la fois prisonniers d’un système, et plus libres que jamais de nous faire entendre…
Effectivement, et cela rend les choses un peu ambiguës. Pour être honnête, je pense que ça ne doit pas être facile à gérer non plus pour le politique, car cela peut contribuer à renforcer un sentiment de chaos dans lequel tout le monde s’exprime en même temps.
Le fait que nous nous sentions plus directement concernés nous conscientise-t-il au-delà de nos libertés personnelles et individuelles ?
Oui, je crois vraiment en un élargissement de la conscientisation. Les réseaux sociaux ont évidemment joué un rôle important en donnant accès à énormément d’informations. Même si nous avons désormais tendance à vouloir nous positionner sur tout, tout le temps, et simultanément, ce qui complexifie également le message.
C’est un peu le paradoxe des réseaux sociaux, qui ont également pour effet d’enfermer les personnes dans leurs opinions, non ?
Bien sûr, on ne choisit pas toujours ses entraves et ses déterminismes. Il y a des addictions, et ces addictions peuvent altérer la liberté. Plus fondamentalement, on voit par ailleurs que les réseaux sociaux deviennent un outil de contrôle social. Il y a une sorte d’obsession selon laquelle il faut systématiquement être pour ou contre, dedans ou dehors. La nuance a très peu de place, et la liberté d’expression en est parfois un peu entamée. L’objectif d’un festival comme le nôtre est justement de proposer au public une approche de pensée plus ouverte et nuancée, par le biais de rencontres et de discussion.
Quel rôle joue concrètement le festival ?
Toute l’idée est d’inviter les spectateurs à se poser des questions, explorer différentes pistes, exprimer des hypothèses, en alimentant tout cela avec le vecteur culturel. L’essence même du festival est d’inviter les spectateurs à exercer leur libre-pensée sur une variété de sujets.
Les concerts aussi doivent alimenter le débat ?
Il y a un curseur différent pour les débats et les documentaires, qui contribuent directement aux discussions, et les concerts, qui s’en écartent un peu plus. La fonction de la musique est davantage de fédérer, amener des gens qui ne connaissent pas le festival pour mieux les garder sur place. Les inciter à rester pour les expositions ou les débats, qui sont gratuits et accessibles sur place tous les soirs.
L’art, la culture peuvent-ils, doivent-ils faire évoluer les mentalités ?
C’est notre conception en tout cas. La culture est un espace de symbolisation, qui permet d’interroger et repousser certaines limites chez le spectateur, car elle lui donne un point de vue extérieur. La richesse du vecteur culturel est de pouvoir interpeller tout un chacun, en respectant la posture de tous. Je pense réellement que tout cela laisse une trace et suscite une réflexion qui se développe au-delà du festival.
Dix jours de musique, documentaires et débats
Du 17 au 26 octobre, le Théâtre national (Bruxelles) accueillera débats, documentaires et concerts. Au vu de l’offre musicale, soyez rassurés : il ne s’agit en aucun cas d’une manifestation d’activistes rabiques prêts à vous sermonner. Quiconque aime dEUS, Les Négresses Vertes, Kompromat, Alice On The Roof, Abd Al Malik, Hubert-Félix Thiéfaine, Odezenne, Kate Tempest ou Alpha Blondy, peut se contenter de venir festoyer. Un deuxième concert, gratuit celui-ci, sera même systématiquement proposé en deuxième partie de soirée pour inciter les visiteurs d’un soir à rester sur place, et qui sait, se perdre dans un débat ou une discussion.
Les documentaires et débats, eux, sont tout aussi divers et variés. On y parle Vlaams Blok, écologie, fake news, djihadisme, mobilité, féminisme, activisme et autres thématiques aussi essentielles qu’omniprésentes. Comment s’articulent ordre, progrès et démocratie ? Comment lutter sans être encadré ? Sommes-nous encore capables de préserver nos droits ou notre planète ? Aucune réponse précise ne sera apportée, mais toutes ces questions auront le mérite d’être posées.
Théâtre et aspérités de la société
Lieu de la mise en perspective, du décalage, du regard en question, le théâtre a depuis le début toute sa place dans le festival. Avec Codebreakers (18/10), Vladimir Steyaert met en lumière les parcours de quatre figures (Giordano Bruno, Camille Claudel, Alan Turing, Chelsea Manning) qui, chacune dans son temps, a défié les règles pour faire valoir la liberté – au risque d’en payer le prix fort.
Paola Pisciottano a étudié la philosophie à Bologne et la mise en scène à Bruxelles. Frappée par la diffusion des discours néofascistes et néonationalistes parmi la jeunesse européenne, elle compile interviews, vécu personnel des acteurs et matériel provenant du Web pour élaborer Extreme/Malecane (23/10), conférence performative pour laquelle, dans le cadre du Festival des Libertés, elle a convié l’anthropologue italienne Maddalena Gretel Cammelli.
C’est un hymne à la liberté d’être soi – indépendamment du genre, de la couleur, de la nationalité, des limites imposées par autrui – que propose Silvia Calderoni avec MDLSX (25/10). Un univers queer, kaléidoscopique, où penser l’apparence, l’appartenance, les frontières.
À noter aussi, en journée, des séances scolaires autour de La Classe des Mammouths (21/10) et de Combat de pauvres (23 et 25/10).