Julien Clerc: "Je suis bon pour écrire des textos, mais en musique c'est zéro"
Publié le 19-11-2019 à 10h14 - Mis à jour le 29-11-2019 à 16h14
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Le chanteur et compositeur de 72 ans revisite ses classiques en duos. En 2018, il fêtait les cinquante ans d’une carrière dense. Rencontre fleuve et intime avec un monument de la chanson française. Julien Clerc est l’incarnation même de l’élégance. Personne, en cinquante ans de carrière, n’a jamais rien trouvé à redire à ce constat flatteur. Malheureusement, en cet après-midi automnal, le chanteur de 72 ans se bat contre une vilaine grippe, et garde la tête enfoncée dans une écharpe pour tenter, tant bien que mal, d’en réchapper. On l’attendait plus fringant. Mais l’élégance est avant tout affaire d’attitude. L’homme est sérieux, disponible, concentré. Les yeux rivés sur un sachet de thé, il affiche l’aura et le professionnalisme des grands chanteurs populaires, issus d’un monde où le temps, la profondeur et le contact humain avaient autant de sens que d’importance.
Quand sort son premier 45 tours en mai 68, on l’imagine sur les barricades, chevelure au vent, galvanisant la foule à coups de chants libertaires. Mais il n’en est rien, le chanteur passe, de son propre aveu, "complètement à côté des événements". Il a le cœur ailleurs, les doigts collés au piano et les yeux rivés sur une fille. Baladé dès sa plus tendre enfance entre le foyer d’un père gaulliste et celui d’une mère de tradition communiste, le jeune homme a opté pour une certaine neutralité politique, et se concentre sur l’essentiel : la musique. "Dès mon plus jeune âge, je n’ai entendu que de la bonne musique", lance-t-il d’emblée. "Différente, mais bonne des deux côtés. Les idoles de ma mère, c’était Brassens, Aznavour, Léo Ferré, Yves Montand. Chez mon père et ma belle-mère, à Bourg-la-Reine (banlieue parisienne, NdlR), c’est Bach, Mozart, Chopin." Les deux femmes ne se croisent jamais, et ne s’adressent la parole qu’à une seule occasion : lorsqu’il est question d’inscrire le petit Paul-Alain Auguste Leclerc à des leçons de piano.
La suite a des allures de roman-photo. À seize ans, le futur Julien Clerc part en Corse pour les vacances avec "un mange-disques" et un ami. " Un jour ", explique-t-il, "des musiciens ont débarqué dans le port de Calvi. On traînait là pour passer le temps, et l’un d’entre eux a lancé : ‘Y a-t-il un chanteur ?’ Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai dit : ‘Oui, moi’. C’était absurde, je n’avais jamais chanté de ma vie. J’ai appris les chansons à toute vitesse dans un sabir franco-anglais, et, le soir même, je chantais dans une boîte au bout de la plage. Ça m’a ramené à la musique et au piano." L’adolescent n’a pas oublié ses leçons d’enfant, et fait ses gammes en reprenant Dylan, les Beatles, Ray Charles. "J’étais un piètre musicien", ajoute-t-il, "un piètre instrumentiste, mais j’ai compris que j’avais une oreille qui ne me trompe jamais." Sa clairvoyance non plus ne lui fait pas défaut, pas lorsqu’il réalise qu’il n’a, par ailleurs, aucun talent d’écriture. "Quand je me mets au piano pour composer mes mélodies, l’inspiration jaillit d’un coup", s’emballe le compositeur. "Quand j’ai un bout de papier et un crayon, rien ne jaillit du tout (rires). Je ne suis pas mauvais pour écrire des textos, mais, pour la chanson, c’est zéro."
Monsieur n’écrit pas ses textes, mais exige que d’autres lui en livrent, et des bons, pas question de faire dans le yéyé brouillon. "Je fais partie d’une génération qui a été influencée par des artistes majeurs", insiste Julien Clerc. "Des gens qui étaient obsédés par l’idée d’écrire de grandes chansons, ça m’a toujours guidé." Tranquillement installé dans un bistrot de la place de la Sorbonne, il recrute comme on l’a recruté lui-même et lance à l’assemblée "Y a-t-il quelqu’un ici pour m’écrire des paroles ?" Les chances sont minces, mais curieusement, la manœuvre fonctionne. Étienne Roda-Gil, anarchiste, fils de migrants espagnols et grand amateur de Léo Ferré, lui répond par l’affirmative. Quinze jours plus tard, il lui livre "La Tarentelle", puis "Hécatombe" avec laquelle Clerc auditionne auprès des studios Pathé Marconi, et se retrouve avec un contrat de sept ans (!).
Les textes viennent d’abord, les mélodies ensuite. "Roda-Gil savait que si la mélodie me plaisait, la musique me venait facilement" se remémore le chanteur. "Alors il restait là, planté à côté de moi en espérant que ça sorte." Ils en retirent "La Cavalerie", puis l’album Julien Clerc, tous deux publiés en 1968.
Le petit nouveau ouvre pour Adamo et Bécaud, avant de se voir offrir dix dates à l’Olympia et de se retrouver à la table du propriétaire de la salle, Bruno Coquatrix, pour un premier débriefing. "Il y avait toujours ‘le dîner chez Bruno’ qui vivait au-dessus de la salle et cuisinait d’excellentes pâtes", se remémore Julien Clerc. "Le dernier soir, Bruno me regarde et me dit : ‘Il y a des choses que vous allez devoir vous mettre dans la tête si vous voulez revenir dans cette maison, jeune homme : aucune vedette en France n’aura jamais les cheveux longs. Et puis arrêtez d’écrire des chansons pour les petits bourgeois.’ Les médias nous soutenaient déjà, mais pas le public qui a mis un peu de temps à accrocher. Quand c’est finalement arrivé, Bruno nous a appelés pour qu’on repasse, et nous a dit : ‘C’est bon, les gens se sont habitués.’ Il avait raison, et j’ai eu, toute ma vie, le sentiment que les gens s’habituaient lentement mais continuellement à mes chansons." Contrairement à la plupart des ses confrères, Julien Clerc traverse les décennies, s’ouvre à d’autres paroliers - dont Maxime Le Forestier - et connaît ses plus grands succès fin des années 1970 ("Ma préférence"), début des années 1980 ("Femmes je vous aime").
"Initialement, je pestais de n’être qu’un compositeur", lâche-t-il lorsqu’on lui demande s’il s’explique cette longévité. "Mais j’avais tort. J’ai cherché des plumes et des textes durant toute ma vie, et cela m’a permis de rencontrer nombre d’auteurs talentueux et souvent plus jeunes que moi, tout en me concentrant sur la composition. Comme j’aime profondément la musique, j’ai toujours écouté autour de moi, et fait les choses ‘à la manière de’. La musique du ‘Cœur Volcan’ par exemple, est venue d’un voyage en Argentine qui m’a fait découvrir le tango et Piazzolla."
Cette diversité musicale est essentielle pour l’artiste, qui fut pourtant longtemps l’homme d’une voix. "On commence à me rendre justice pour la musique", juge-t-il. "Mais vous avez raison, pendant longtemps, on a surtout mis ma voix en avant parce qu’elle est atypique. C’est un miracle qui m’a été donné par mère nature, et que j’ai utilisé sans jamais la travailler pendant quinze ans. Essentiellement parce que la période voulait qu’on fasse n’importe quoi. Puis les tournées se sont accélérées et j’ai forcé. Je n’oublierai jamais la phrase prononcée par ma professeure de chant, Mme Charlot, qui m’a dit : ‘Julien, qu’est-ce que vous chantiez bien quand vous aviez vingt ans, on va essayer de retrouver ça.’ Depuis, je travaille deux fois par semaine avec un coach vocal."
Pour l'ordre des chansons, on a regardé les téléchargements
En cinquante ans de carrière, Julien Clerc a enregistré vingt-quatre albums studio et une dizaine d’albums live. Ce vendredi, pour la première fois, il joue la carte du best-of en Duos (Warner) et reprend ses plus grands classiques avec Maxime Le Forestier, Francis Cabrel, Philippe Katerine, Florent Pagny ou encore l’inévitable Vianney.
Comment se fait la sélection pour un album comme celui-ci ? On se fait plaisir ?
Non, je ne devrais pas dire ce mot devant vous, mais il faut être un peu cynique. C’est Pascal Nègre (producteur et manager) qui l’a mentionné lorsque nous déterminions l’ordre des morceaux. Il m’a dit : "Julien, les écoutes Fnac comme avant, ça n’existe plus. Il faut savoir qu’en un clic, les gens peuvent changer de disque. Alors vous savez ce qu’on va faire ? On va regarder les chiffres des téléchargements et on va placer les chansons dans le même ordre." Bon, je plaisantais un peu en parlant de cynisme. Je savais que je devrais de toute façon reprendre les incontournables, les morceaux que le public ne comprendrait pas de ne pas entendre dans mes tours de chant.
Avez-vous donné des consignes à vos chanteurs invités ?
Je leur ai dit à tous : "Dites-moi ce que vous aimeriez chanter et j’essayerai de vous satisfaire." Ils ont tous tapé dans les tubes, évidemment, sauf Sandrine Kiberlain qui m’a dit : "Je veux chanter ‘Danse s’y’" et Carla Bruni qui opté pour "Jouez violons, sonnez crécelles".
Comment avez-vous sélectionné ces artistes invités ?
J’ai dit à mon équipe que je voulais des voix, des signatures musicales fortes, des gens qui chantent. Après, un duo, c’est une rencontre. Il a donc fallu travailler finement sur les arrangements, sans oublier l’original, ne pas trahir les souvenirs des gens. On a un peu gommé certaines rythmiques, car c’est souvent ce qui date le plus. Mais, honnêtement, sur les arrangements originaux de cordes, on ne pouvait pas faire mieux, alors changer ne servait à rien. Je suis parti de l’album de duos de Sinatra, qui est l’un de mes disques de chevet et sur lequel je n’ai pas l’impression qu’ils aient refait les arrangements, ou alors à ce point finement qu’on ne l’entend pas. C’est l’idée que nous avons voulu suivre ici aussi.
Julien Clerc, "Duos" (Warner) sortie ce vendredi 22 septembre.