IAM : "Notre violence ne vend pas, elle fait peur"
Publié le 27-11-2019 à 10h17 - Mis à jour le 29-11-2019 à 16h14
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Les ténors du rap français reviennent avec un dixième album, "Yasuke ". Paris, 9 h, ses citoyens pressés, ses RER bondés, ses vitrines brisées qui rappellent que la France demeure encore et toujours sous tension. Tout l’inverse, en somme, des gamins de cinquante ans qui sortent tout sourire de leur taxi garé dans le Ve arrondissement, les bras chargés de vinyles et de platines. Marseille a débarqué dans la capitale, et envoyé au front ses plus illustres guerriers : Shurik’N, Imhotep, Akhenaton, Kephren et Kheops, patrons incontestables du rap hexagonal avec IAM, depuis 1990.
L’album éponyme sorti en 2013 devait être l’ultime livraison du groupe, l’adieu d’un mythe à son public, qui ne l’a jamais abandonné. Mais ces gars-là sont incapables de renoncer à leur art et viennent à nouveau de frapper à deux reprises en autant d’années. Leur petit dernier, Yasuke (** Universal, sorti le 22 novembre), mêle exercice de style à l’ancienne ("Omotesando", "Yasuke"), escapade africaine ("Remember" avec Femi Kuti, très réussie) et tentatives de modernisation ("Le train de l’argent"), sans jamais réellement trouver son identité, tant sur la forme que sur le fond. Ce qui n’altère en rien l’intérêt d’une rencontre avec Imhotep, architecte sonore de la formation, et son MC Shurik’N.
"Yasuke" part dans tous les sens, pourquoi mêler tradition et une tentative de modernisation de votre son ?
Imhotep : On a toujours bossé à l’intuition, sans rien chercher en particulier. Je fais de la musique en permanence et je propose des instrus, Akhenaton aussi, et, pour la première fois, on a ouvert la porte à des producteurs extérieurs. IAM est un processus en continu, une discipline de vie. Je ne dis pas qu’on a des éclairs de génie tous les matins, mais moi, ça m’arrive assez souvent (rires).
Shurik’N : La musique est toujours venue en premier, elle déclenche l’écriture. C’est ce qui nous permet de rester ouverts. Les albums à concept, on en a déjà fait, alors on cherchait autre chose et on s’inspire de ce qu’on écoute.
Vous êtes les tenants d’un rap où le texte est essentiel. Beaucoup de rappeurs misent sur l’énergie, aujourd’hui. L’art de la plume s’est-il un peu effacé ?
Imhotep : Non, c’est toujours là, il ne faut pas réduire le mouvement au rap mainstream, les 3 % d’artistes qui passent en radio, et qui ne représentent pas la diversité de la scène. Le rap n’a jamais été aussi créatif et diversifié qu’aujourd’hui. Le genre est devenu tellement puissant en termes de rayonnement culturel, qu’il influence la pop du monde entier. Il faut simplement savoir où aller le chercher.
Qu’avez-vous voulu raconter sur "Yasuke" ? Aucun thème ne se dégage en particulier.
Shurik’N : Il y a dix mille façons de dire les choses. Il faut faire le tri entre celles qui vont te permettre d’être bien compris, et celles qui laissent planer le doute, qui ouvrent la porte à différentes interprétations. Et puis il y a une grosse part d’imaginaire et de spirituel dans notre univers. "Omotesando", par exemple, est un morceau très "battle rap". On est dans la tradition, l’ennemi imaginaire, la joute verbale, un exercice de style qui ne s’adresse à personne en particulier.
Imhotep : On a un point de vue sur le monde, mais on n’est pas là pour donner des leçons, plutôt pour poser des questions. C’est clair que si on regarde la réalité en France, aujourd’hui, c’est pas le pays des Bisounours. On va forcément faire un constat qui peut être un peu pessimiste. Mais on préfère regarder la lumière au bout du tunnel.
La mode est pourtant aux textes frontaux aujourd’hui. Est-ce dû à un contexte plus dur, plus violent ?
Imhotep : Si tu regardes les statistiques de la violence à Marseille, c’était clairement pire dans les années 80. Mais l’atmosphère est plombée par les vues, le buzz, les clics. Or, la violence, comme l’agressivité, génère beaucoup plus de clics. Que tu regardes la télévision, Internet ou que tu écoutes du rap, c’est cette violence qui prime. Ce climat de violence visuelle et verbale s’est répandu partout. Alors que la vraie violence, la violence sociale, plus complexe, génère des choses bien plus dangereuses. Shurik’N : Moi, ma violence, elle ne vend pas, elle fait peur, donc on n’en parle pas. Dans ma vision des choses, on ne s’en sert pas pour attirer les jeunes et faire frissonner Pierre-Edouard. On a toujours trouvé qu’il y avait des choses plus intéressantes à dire.
Vous expliquez souvent que l’histoire du hip-hop est de moins en moins connue des jeunes rappeurs. Au risque de voir la tradition disparaître ?
Imhotep : C’est normal, les gens qui arrivent désormais dans la scène ne sont pas issus du hip-hop, mais de la pop. Le rap d’aujourd’hui est la variété d’hier. On préfère largement ça d’ailleurs. Mais tu peux faire du rap sans te placer dans cette culture hip-hop, ce n’est qu’une des disciplines. Nous, on s’inscrit là-dedans parce qu’on vient de cette culture. À la naissance du mouvement, les jeunes prenaient les disques de leurs parents. Il y avait de la soul, du rythm&blues, du funk. C’était ça la transmission, l’histoire de la musique afro-américaine qui a donné naissance à une nouvelle branche, et je pense que c’est encore présent, aujourd’hui. Après, si j’étais ministre de l’Éducation nationale, je dirais aux profs de musique : "Bon, on va peut-être laisser la flûte à bec de côté, et écouter un peu de musique du XXe siècle, en partant du blues et du jazz." Parce que c’est une mission qui relève de l’éducation. Si les médias ne s’en chargent pas, c’est du ressort de l’école. Quand on est partis en tournée aux États-Unis, on a été invités dans des universités pour donner des conférences. On aurait bien aimé être invités dans des universités en France aussi pour que cette culture soit reconnue. Mais pour les institutions, le rap reste une musique de ghetto, de pauvres, de Noirs et d’Arabes.
Pour terminer par un sujet sensible, l’Olympique de Marseille, 11e de Ligue 1, on en parle ?
Shurik’N : Oh putain…
Yasuke, (**) Universal, sorti le 22 novembre
En concert à l'Ancienne Belgique le 21 avril