Les musiciens aussi restent bloqués aux frontières
- Publié le 10-01-2020 à 10h18
- Mis à jour le 10-01-2020 à 12h25
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Les artistes du Sud doivent parfois annuler des concerts chez nous, faute de visa. Certains programmateurs de musiques du monde jugent la situation difficile. Le cas des musiciens congolais est particulièrement complexe.
On ne sait pas si c’est parce qu’on est musulmans, Noirs, d’un pays pauvre, d’un pays en guerre, ou si notre identité même est suspecte, s’interroge Aliou Touré. Mais, lors de chacune de nos tournées, nous sommes restés bloqués dans des aéroports pendant des heures, des jours, on a raté des concerts, et c’est arrivé dans le monde entier." L’expérience relatée par le chanteur guitariste du groupe malien Songhoy Blues, lors de notre rencontre à Bruxelles en 2017, est loin d’être un cas isolé.
Quiconque fréquente régulièrement les festivals et autres salles de concerts a déjà été confronté à des annulations de dernière minute pour cause d’artiste coincé aux frontières faute de visa, ou immobilisé par un processus de vérification particulièrement poussé. Le 7 novembre dernier, les spectateurs du festival bruxellois Fifty Lab n’ont d’ailleurs vu qu’une partie des rappeurs marocains du Collectif Naar annoncés par les organisateurs. L’un des musiciens est tombé malade, l’autre n’a pas obtenu son visa, le reste de la bande est passé sans encombre.
"Moi, je suis en faillite"
"Personnellement, j’arrête, c’est devenu trop difficile", nous lance d’emblée Michel Winter, lorsque nous l’interrogeons sur la question. Le tourneur français, bien connu de la scène des "musiques du monde", a fait jouer durant des années et dans le monde entier des stars congolaises comme Konono N°1, Kasaï Allstars ou le Staff Benda Bilili. "J’ai déjà rencontré des problèmes par le passé, mais il y avait toujours une tournée qui marchait, un artiste qui me sauvait. Ces deux dernières années, les ennuis se sont enchaînés."
En 2017, Konono N°1 se lance dans une tournée internationale qui doit faire étape en Chine, au Japon et en Belgique. Malgré l’invitation et les garanties apportées par un festival local, les autorités chinoises refusent en dernière minute de leur octroyer les visas demandés. "Les organisateurs prenaient tout en charge, Konono N°1 était déjà annoncé partout, mais l’ambassade de Chine exigeait un document qui n’existait tout simplement pas", avance Michel Winter.
Quelques dates sont maintenues au Japon, où le tourneur fait une demande de visas pour la Belgique auprès de l’ambassade à Tokyo. "Il nous restait encore quelques jours sur le visa précédent, ce qui nous permettait d’entrer sur le territoire, mais il me fallait de nouveaux visas pour les dates de concerts à venir, poursuit-il. Lors de notre arrivée au Japon, l’ambassade m’a dit ‘pas de soucis’. Quand on est retourné les voir, ils nous ont dit : ‘Désolé, on ne peut pas vous les donner, l’Office des étrangers ne les a pas validés’. Impossible de savoir pourquoi sur le moment."
"Vingt pour cent des dossiers à l’Office des étrangers"
L’Office des étrangers ne partage pas vraiment la même vision des choses. "Les causes de refus sont systématiquement motivées auprès de la personne concernée et nous ne prenons aucune décision à la tête du client", insiste sa porte-parole Dominique Ernould, qui prend le temps de revenir sur l’ensemble de la procédure, dont elle reconnaît la complexité. "Chaque demande de visa doit être introduite auprès d’une ambassade de Belgique, qui accorde directement ce visa si elle juge que le dossier est complet. Ce qui se produit dans 80 % des cas. Si le personnel diplomatique de l’ambassade estime que le dossier n’est pas suffisamment motivé, ou incomplet, il le renvoie vers l’Office des étrangers qui fait une seconde vérification." Banco ? Pas encore. La police des douanes fait encore une petite vérification lorsque la personne concernée se présente à la frontière, où elle peut donc, encore, être recalée.
Malgré les demandes répétées de l’Unesco, aucune exception n’est faite pour faciliter la libre circulation des musiciens et autres artistes, au nom de l’intérêt culturel. Comme pour n’importe quel voyageur, les règles varient selon que l’on demande un visa de plus ou moins de 90 jours. Si l’artiste envisage une tournée européenne, il doit demander un visa Schengen "dans le pays de l’espace Schengen où il va passer le plus de temps". Et chacun de ces visas est encore soumis à l’octroi d’un permis de travail.
En Belgique, depuis la transposition d’une directive européenne adoptée il y a un an, "ce sont les Régions qui sont désormais compétentes" pour exiger ou non lesdits permis sur leurs territoires respectifs. À chaque fois, le demandeur est prié de fournir une garantie de retour, l’assurance qu’il dispose des fonds nécessaires pour survivre sur le territoire, ses réservations d’hôtel, et, dans le cas de musiciens, des documents émis par les organisateurs de concerts ou de festivals pour confirmer qu’il y aura bien une prestation. Sans oublier d’expliquer le plus clairement possible le motif du voyage et ses différentes étapes.
"Le risque migratoire"
Tout cela aboutit in fine à la définition d’un "risque migratoire", soit le risque qu’une personne disparaisse sur le territoire au lieu de rentrer au pays. L’Office des étrangers se défend de tout contrôle au faciès, mais reconnaît que certains pays sont plus sensibles que d’autres. "Compte tenu des flux migratoires entre nos deux pays et les fraudes recensées par le passé, il est clair qu’un dossier en provenance du Congo sera passé au peigne fin", explique Dominique Ernould. Idem, sans doute, pour le Maroc, dont des artistes semblent eux aussi avoir plus de mal à passer nos frontières. "Souvent, le problème se situe au niveau de la garantie du retour ou de la somme à posséder pour subsister sur le territoire. Mais, encore une fois, si le dossier est complet, la personne est autorisée à entrer. Il n’y a pas de flou ou de zone grise."
Pour Samira Hmouda, créatrice du festival System D, qui programme des artistes marocains ou sénégalais à Bruxelles, "il y a un flou, au contraire. On n’est jamais sûrs du résultat. J’ai eu un cas de visa validé par l’ambassade à Dakar mais bloqué par l’Office des étrangers pour des artistes qui s’étaient déjà produits régulièrement en Belgique". "Cette situation place le secteur dans une réelle précarité, poursuit-elle. Ça nous décourage de programmer les artistes de certains pays, car on sait à l’avance qu’on va avoir des problèmes."
"On sent que les choses se sont durcies, estime Michel Winter. Et certaines conditions ne sont tout simplement pas adaptées à nos situations. Si vous demandez à un artiste congolais de prouver qu’il a assez d’argent sur un compte en banque pour voyager, vous pouvez déjà oublier, parce que, souvent, les artistes n’ont pas un balle. Pour les tourneurs, les choses deviennent terriblement compliquées. On nous demande d’investir dans des logements, des transports et des billets d’avion pour obtenir les fameux visas. On fait comment quand ils sont refusés ? Avant, on pouvait encore être remboursé par les compagnies aériennes, maintenant c’est terminé."
Au Congo, les "petits du cochon"
Les tourneurs et managers interviewés pour cet article reconnaissent volontiers que certains musiciens ont déjà profité d’un séjour en Belgique pour disparaître dans la nature. Même s’ils estiment qu’il s’agit d’une très grande minorité de cas, et que tous les autres paient pour ces exceptions. Dans certains pays, le système est toutefois connu et bien rodé. Une familière de la République démocratique du Congo nous précise que le phénomène y porte même un nom : les Ngulu, soit en traduction littérale du lingala : "les petits du cochon".
Des auditions à l'ambassade
Dans cette approche imagée des choses, la maman cochon - l’artiste - embarque dans son sillage une ou plusieurs personnes - les petits - dont le seul et unique objectif est d’émigrer, en les faisant passer pour des musiciens (ou autre) contre une solide rémunération. Toujours selon cette source, les artistes ne seraient d’ailleurs pas les seuls concernés. Certains militaires congolais auraient eux aussi tiré profit de ce système en proposant à des recrues non qualifiées, mais prêtes à payer un supérieur, d’être envoyées en formation en Europe dont elles ne revenaient jamais.
Révélée au grand jour avec la condamnation de la superstar congolaise Papa Wemba pour trafic d’êtres humains en 2012, la pratique existe également dans d’autres pays d’Afrique. Pour tenter de contrecarrer cette méthode à la source, l’Office des étrangers et les ambassades ont été jusqu’à mettre en place un système d’auditions, programmées en cas de doute concernant l’entourage d’un artiste. Les musiciens (ou faux musiciens) étant invités à se produire, avant de recevoir leur visa, dans l’ambassade concernée.
Konon N°1 a disparu de la circulation
Selon le tourneur français Michel Winter, "tant que les musiciens peuvent circuler et gagner leur vie, ils rentrent chez eux. C’est lorsqu’ils réalisent qu’ils sont coincés, qu’ils restent en Occident." Le cas de Konono N°1 (lire ci-contre) est assez éloquent. Dès que les membres du groupe de Kinshasa ont réalisé qu’un nouveau visa ne leur serait pas accordé, alors qu’ils étaient déjà sur le territoire belge, ils se sont évaporés dans la nature. "Je ne les juge pas, poursuit Michel Winter. La situation au Congo est extrêmement difficile. Même les familles des musiciens leur disent de rester en Europe et de leur envoyer de l’argent. […] Les membres du Staff Benda Bilili étaient des SDF à Kinshasa. En un an de tournée, ils ont tous pu s’acheter des parcelles et y construire des maisons. Tant qu’ils tournaient, ils n’avaient aucune raison de disparaître dans la nature."