Quentin Dujardin : "Cela s’est mis à bouillonner en moi, il fallait passer à l’action"
À travers un geste artistique mûrement réfléchi, Quentin Dujardin, 43 ans, est devenu du jour au lendemain un symbole de résistance aux yeux du grand public.
Publié le 22-03-2021 à 12h10 - Mis à jour le 24-03-2021 à 13h10
Pour Quentin Dujardin, guitariste protéiforme de la planète jazz/folk/rock (pour faire bref), il ne fut pas question de descente dans la rue, de pamphlet assassin ou d’assaut du parlement, mais bien du calme exercice de son art, dans des conditions en tous points conformes au décret gouvernemental concernant les rassemblements non pas de culture, mais de culte, du moins dans un premier temps.
Le premier acte a lieu le 14 février, à l’église de Crupet où quinze personnes sont conviées.
Sans surprise, ces quinze personnes comprennent de nombreux journalistes, les autorités sont informées des intentions de l’artiste et la réaction officielle ne se fait pas attendre : après cinq minutes de musique, deux policiers interrompent le concert et relèvent les identités des participants.
Le calme dans lequel se déroule ce bref incident est terrifiant. Tout comme le perceptible désespoir de Quentin Dujardin, au micro des journalistes. On en est donc là…
Mais le but est atteint : presse écrite et parlée, télévisions, réseaux sociaux, tous les médias s’emparent de l’affaire, la "parabole" minimaliste imaginée par Quentin Dujardin opère.
Quatre semaines plus tard, l’artiste mènera sur le même mode une triple récidive (trois concerts d’affilée, devant 15 personnes), cette fois dans un véritable lieu culturel - l’Espace Delvaux, à Boitsfort - où personne ne viendra l’interrompre.
Il a réitéré la démarche ce dimanche dans l'église de Wierde, où il a donné plusieurs concerts devant 15 personnes, toutes masquées.
Première question, inévitable : avec le recul, comment définiriez-vous votre état d’esprit lors de ce fameux - premier - concert à Crupet ?
Mon intention était claire : en tant qu’artiste, je voulais d’abord partager la beauté avec le public, mais je voulais aussi partager ma condition de citoyen, partager une opinion, signer publiquement mon engagement en démocratie. Je voulais faire d’un geste artistique une occasion de réflexion sur les aberrations qui nous sont imposées, je voulais signer la fin de l’obéissance, de la soumission à l’ignorance dans laquelle est tenu notre secteur.
Ce secteur, vous l’occupez en tant que musicien, interprète, compositeur aux multiples intérêts, à la fois singulier et toujours en recherche de métissage.
J’ai abordé la musique par l’étude de la guitare classique que j’ai pratiqué bien sagement jusqu’au jour où j’ai découvert Philip Catherine et le jazz, dans lequel j’ai plongé à distance, de mon lointain Condroz… Cette improvisation tant vantée par les musiciens baroques, je la découvrais dans sa forme la plus accomplie et c’était fascinant ! J’ai donc suivi des cours de jazz avec le regretté Pierre Van Dormael - à l’Académie de Jambes - puis avec Fabien Degryse, au Conservatoire de Bruxelles, qui m’a permis de comprendre l’improvisation de l’intérieur, tout en me donnant les moyens techniques pour rejoindre ce que me dictait mon inspiration. Ce fut un long chemin (rire), il y a un monde entre la guitare classique, analytique et, dans un sens, refermée sur la partition, et le jazz, beaucoup plus intuitif, qui, pour se déployer, exige une perception globale de l’harmonie. J’ai dû transformer mon esprit et mon jeu, développer mes intuitions, accepter l’appel de la liberté. Il me fallait aller vers les gens, bouger, voyager, élargir le champ. A 22 ans, j’ai découvert le monde des Gitans, et j’ai tout repris à zéro. Et j’ai voyagé durant 7 ans, au Mali, au Maroc, à Istamboul, affûtant mon écoute au contact des musiques extra-occidentales, découvrant les quarts de ton, transformant mon oreille…
Y a-t-il aujourd’hui un domaine qui vous représente plus particulièrement, qui vous rassemble, auquel vous vous identifiez ?
S’il me fallait aujourd’hui désigner un modèle, je citerais le pianiste américano-arménien Tigran Hamasyan, un pianiste de jazz - un domaine qu’il a étudié à fond dans les université américaines - qui n’a cessé de mettre son art en liaison avec ses passions profondes, avec son Arménie natale, avec des musiciens de toutes origines et de tous styles. Chacun de ses albums apporte une pierre à un édifice à construire sans fin.
Dans la multiplication de ces échanges, la spirale est-elle concentrique ou excentrique ?
Les deux, bien sûr ! L’autre est un miroir de vous-même, chaque rencontre entraîne une cristallisation (vers l’intérieur) en même temps qu’un nouveau départ, c’est un mouvement perpétuel. J’ai compris cela dès mon enfance, avec un père juriste et une mère linguiste, au sein d’une famille nombreuse (six enfants) évoluant entre harmonie et chaos ! Et ça nous semblait tout naturel… La prise de risque s’inscrit dans la ligne de tout artiste et, associée à la conviction, elle me permet de raconter l’amour de la musique, le bonheur d’être en lien avec soi, avec les autres musiciens et, bien sûr, avec le public. Avez-vous déjà songé que la musique est le plus grand vecteur d’innovation ? C’est à mettre en parallèle avec sa substance même, avec son côté fugitif, insaisissable, et cela concerne toutes les musiques, y compris Bach.
Votre parcours est balisé par des projets originaux, multimédias, des clips fignolés, parfois tournés au loin - je pense à ce trépidant Kalaban Coura, tourné dans le quartier éponyme de Bamako, au Mali -, tout ça demande des moyens, des compétences, du matériel. Comment vous organisez-vous ?
J’ai compris rapidement que pour pouvoir avancer dans des voies originales, je devais fonder mon propre outil de production et conquérir mon indépendance financière, c’est une question d’instinct, je veux garder ma liberté. Et "Kalaban Coura" - pourtant risqué sur le plan matériel et financier - est justement l’exemple d’un projet qui a très bien marché ! Cette position indépendante m’a toujours valu une excellente réponse du public, notamment lors des souscriptions.
Comment avez-vous passé cette première année de pandémie ?
Au début, comme nous tous, j’étais sidéré, abasourdi, mais c’était le printemps, il faisait magnifique et j’ai un grand jardin… J’ai donc vécu le premier confinement comme un coup de fraîcheur, une merveilleuse parenthèse. On prenait notre mal en patience. J’ai beaucoup écrit, préparé mon nouvel album, donné des concerts en France et même en Belgique, lors de la timide reprise de l’été. Mais à partir d’octobre, l’inquiétude est montée face aux incroyables aberrations auxquelles étaient confrontés les artistes de la scène. Cela s’est mis à bouillonner en moi, il fallait que je rassemble ma pensée, il me fallait quitter les mots, m’organiser, passer à l’action. J’ai consulté des juristes, des prêtres, des autorités ecclésiastiques, un procureur du Roi, et j’ai pris ma décision. Ce fut le concert à l’église de Crupet.
Vous vous présentez comme un homme organisé et pragmatique, ce qui n’exclut pas l’aspiration à la spiritualité ou à la sagesse. Mais les images du 14 février ont quand même révélé un Quentin Dujardin hors de lui, quasi en larmes, désespéré.
C’est vrai… J’ai évolué depuis lors mais je suis resté très en colère, et déterminé à faire reconnaître aux autorités qu’elles se trompent et à faire condamner les arrêtés ministériels. C’est la raison pour laquelle j’ai organisé de nouveaux concerts, et cette fois dans un véritable lieu culturel, à l’Espace Delvaux, à Boitsfort. Ils ont eu lieu vendredi, sans intervention de la police - faut-il croire que le parquet de Bruxelles et celui de Namur ont une autre interprétation des faits ? - ce qui, aujourd’hui (le 13 mars à 15h) me place en état de "légitime confiance". Mais rien n’est acquis pour autant…
C’est dans ce même contexte que deux avocats de la Ligue des Droits humains et mon avocat, maître Englebert ont plaidé hier au Tribunal de première instance de Bruxelles. Le jugement est attendu dans les prochaines semaines.