Lettres de mon Moulin
Comme la première fois Les journalistes de la rubrique Culture de "La Libre" vous racontent leurs émois artistiques, le souvenir d'une première fois, d'une découverte culturelle.
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Publié le 13-04-2021 à 13h36
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"Please allow me to introduce myself
I’m a man of wealth and taste…"
Ces paroles de chanson sur fond de percussions et de piano trépidant, une fois qu’on les a entendues, impossible de se les sortir du ciboulot.
Tout le monde ou presque aura reconnu le début de "Sympathy for the Devil", titre sur lequel les Rolling Stones, dont Brian Jones est toujours l’un des membres éminents, culminent dans l’art de la provocation.
Aujourd’hui, cette chanson, elle passe comme une lettre à la poste, comme le carton d’invitation au Beggar’s Banquet qui constituait la pochette de l’album, paru le 6 décembre 1968, merci Saint Nicolas ! Mais au printemps 1969, dans la tête du gamin de 14 ans que j’étais, qu’est-ce que ça peut en faire, comme remue-méninges.
C’est de ces moments qu’on n’oublie jamais. Un beau jour, ou peut-être une nuit, on est là, comme ça, à glander en écoutant la radio. Alors, tout passait par le poste. Dans cette petite ville non pas de province, mais capitale de la Gaume, les ondes de Radio France ou de Radio Luxembourg passent mieux que celles de la lointaine RTB, encore sans F. Pourtant, ce jour ou ce soir-là, la voix d’un certain Marc Moulin vous attrape par l’oreille pour vous raconter une histoire, celle d’un album fantastique, révolutionnaire ("Street Fighting Man", ou quand les pavés de mai 68 volent).
À l’époque, on n’avait peut-être pas le wifi, mais, avec un peu de chance, la Hi-fi, une chaîne sonore dans laquelle, avec beaucoup de chance, il y avait un enregistreur non encore à cassette, mais à bande. Intrigué, alléché par le commentaire enthousiaste du jeune Marc, débutant alors dans les studios de Flagey, on pousse sur la touche "enregistrement" du Grundig TK 146.
La musique était alors conçue en album à deux faces, avec, chacune, un début et une fin, une double contrainte qui élevait les exigences artistiques. Alors, de sa voix déjà un peu grave et si présente, Marc Moulin égrène les cinq titres de la face A qui vont se suivre à l’antenne : "Sympathy for the Devil", "No Expectations", "Dear Doctor", "Parachute Woman", "Jigsaw Puzzle". "Oh help me, please doctor, I’m damage…" L’on se rendra compte, un peu plus tard, que c’est l’un des meilleurs albums des Stones et de la musique pop tout entière, du rock veiné de blues comme pas deux, ouvrant la voie à Let it Bleed, Sticky Fingers et Exile on Main Street. Depuis, ni la voix prophétique de Marc, ni celle, hargneuse, de Jagger, ne nous ont quitté. La bande est encore là, quelque part dans la maison natale. Trouvé bien plus tard en pressage américain, disque en vinyle dur, pochette en carton épais, l’album est toujours là, au milieu des Zappa, Nat King Cole, Soft Machine, Brassens, Neil Young, Dutronc de l’époque.
Et l’on vous demande, après ça, pourquoi vous vous êtes un jour mis à causer musique ? La voix de Marc Moulin, ma bonne dame, la voix du regretté Marc, y avait rien de tel pour susciter les vocations.