Gagner le Concours Reine Élisabeth est-il synonyme de carrière assurée?
Les finales du Concours Reine Élisabeth de piano débutent ce lundi. Au lendemain d’une victoire, tout reste à faire pour garantir l’avenir. Mais cela peut solidement aider…
Publié le 21-05-2021 à 17h03 - Mis à jour le 23-05-2021 à 14h10
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Gagner un concours comme le Reine Élisabeth, c’est d’abord pour un musicien une immense reconnaissance. Il est couronné par ses pairs - le jury est prestigieux - et il vient s’inscrire dans une lignée impressionnante ouverte depuis maintenant plus de 80 ans avec les deux Concours Eugène Ysaÿe (le violoniste David Oïstrakh gagna en 1937, le pianiste Emil Gilels en 1938). C’est donc une joie immense, une sorte d’Everest de la pratique musicale, et une ligne essentielle dans la biographie d’un artiste. En tout cas pour le piano et le violon : lancé seulement en 2017, le violoncelle n’a encore connu qu’une session, et n’a couronné qu’un premier prix (Victor Julien-Laferrière), dont la carrière semble bien partie, mais pour lequel on ne dispose pas encore d’un recul du temps suffisant. Du côté du chant, une victoire au Reine Élisabeth est loin d’avoir la même valeur de reconnaissance, tant parce qu’il y a des concours plus prestigieux et plus respectés (Operalia, Cardiff…) que parce que, depuis 1988, une majorité d’anciens vainqueurs ont sombré dans l’oubli, ce qui peut donner le sentiment, d’une part, que le niveau général du concours bruxellois est moins élevé ou, d’autre part, que les choix du jury sont moins pertinents : seule Marie-Nicole Lemieux, couronnée en 2000, peut exciper à ce jour d’une grande carrière internationale.
"Bankable"
Gagner un grand concours, c’est aussi la possibilité d’une notoriété, d’une visibilité qui va rendre l’artiste "bankable". En Belgique bien sûr, mais cela ne suffit pas pour qu’un artiste gagne sa vie. Mais aussi à l’international pour autant que le musicien réussisse, sans délai, à faire fructifier sa notoriété. Car, qu’il s’agisse du Reine Élisabeth à Bruxelles, du Tchaïkovski à Moscou ou du Chopin de Varsovie, l’époque est révolue où la victoire à un des tout grands concours mondiaux de piano suffisait à lancer l’artiste sur orbite. Il faut, très vite, capitaliser en s’imposant sur le marché du disque, dans les festivals et dans les grands circuits de concerts. À des degrés divers, les derniers vainqueurs des sessions de piano ont ainsi réussi à se faire une place : évidente et incontestable pour Frank Braley (1991), Severin von Eckardstein (2003), Anna Vinnitskaya (2007), Denis Kozhukhin (2010) ou Boris Giltburg (2013), plus discrète sans doute pour Markus Groh (1995) ou Vitaly Samoshko (1999).
Le "marché" des musiciens
L’âge d’or où une victoire au Reine Élisabeth suffisait a-t-il jamais vraiment existé ? Certes, jusque dans les années 1960 ou 1970, le "marché" des musiciens (le mot peut choquer, mais c’est une réalité) était moins concurrentiel : il y avait moins de pianistes et de violonistes pour un nombre de concerts et festivals pas tellement moins élevé qu’aujourd’hui, et les chances de décrocher des concerts étaient donc sans doute plus élevées. À partir des années 1980, l’offre a eu tendance à dépasser la demande. La chute du rideau de fer a permis aux très talentueux musiciens des anciens pays de l’Est de voyager librement, eux qui étaient habitués à se contenter de cachets moins élevés. Puis, l’arrivée des générations successives de musiciens asiatiques (les Japonais d’abord, les Coréens ensuite, les Chinois de plus en plus aujourd’hui) a encore densifié le vivier disponible : et si l’on pouvait, durant les premières années, les accuser de jouer les notes sans comprendre la musique, les choses ont changé depuis qu’ils ont pris l’habitude d’étudier la technique dans leur pays d’origine avant de venir se former à la culture européenne sur le Vieux Continent. Tomoki Sakata et Keigo Mukawa, les deux finalistes nippons cette année, en sont une nouvelle preuve.
Mais, à cette époque où la concurrence était moindre, la publicité donnée aux vainqueurs était aussi nettement moindre. Il n’y avait ni agences de communication pour vendre l’image d’un artiste, ni Internet, ni réseaux sociaux pour partager à l’envi des titres de journaux retentissants ou des vidéos éclatantes. Et, à la différence de ce qui est fait maintenant pour accompagner les choix de carrières, le Concours lâchait ses lauréats dans la nature sans prendre le temps de leur apprendre à gérer le succès. Faute d’avoir été soutenus et suivis, certains anciens vainqueurs sont peu à peu tombés dans l’oubli, comme Ekaterina Novitzkaya (1968) ou même le très médiatisé Pierre-Alain Volondat (1983).
Aujourd’hui, des procédures sont mises en place, mais il faut aller vite. Être le premier prix d’un grand concours vous assure une notoriété maximale pendant quatre ans, jusqu’à ce qu’un autre artiste soit couronné à la session suivante du même instrument. De ce point de vue, la pandémie de Covid-19 et le report à 2021 de la session 2020 auront permis à Lukas Vondracek, premier prix 2016, de garder sa couronne une année de plus, mais le constat n’en reste pas moins vrai : dès que son successeur sera sacré samedi prochain, il restera, et pour la vie, un ancien vainqueur du Concours Reine Élisabeth, mais plus loin déjà des projecteurs.